
« Après moi le déluge. » Tout le monde connaît cette citation ‑ ou prétendue telle ‑ de Louis XIV. Le déluge ? Noé et son Arche, les couples d’animaux sauvés, et Dieu Lui-même fermant les portes du navire pour que ses occupants soient en sécurité, voilà une des histoires les plus connues de l’Ancien Testament ‑ même par ceux qui ne sont ni pratiquants ni croyants. Les tableaux représentant l’Arche de Noé sont innombrables. Mais le Déluge ne se retrouve pas que dans la Bible ou dans la Torah. Partout dans le monde, on connaît des images et des légendes similaires, d’une inondation monstre qui a tout emporté, quelles que soient les causes de la colère des dieux ou de Dieu, et quels que soient les méfaits de l’humanité punie ainsi.
C’est justement parce que c’est une histoire universelle que le Musée de la Bible d’Amsterdam l’a choisie comme thème à illustrer par neuf artistes jeunes. (Je vous ai déjà dit tout le bien que je pensais de ce joli petit musée, dans un très bel hôtel particulier.) Le déluge vu par des yeux d’aujourd’hui. Qu’on le prenne au sens propre : une inondation détruisant quasiment tout sur son passage, ou bien comme son successeur ‑ « la prochaine fois, le feu », comme dans les tableaux de Monique Eller ‑ , ou encore comme une autre forme de cataclysme, réelle ou imaginaire, naturel ou fait par les hommes, une catastrophe nucléaire (pas complètement imaginaire…), un tremblement de terre, une tsunami, une guerre… que sais-je encore. Pour leur servir d’inspiration, sept conteurs ‑ aux religions variées ‑ leur ont conté leur version de ce qu’aurait été le déluge, ou ce qu’il pourrait être dans un futur indéterminé.
Une de ces artistes, Stéphanie Nypels, a fait deux tableaux presque abstraits, dans

lesquels on pourrait voir l’enfer de Dante. Certains autres ‑ des photographes pour la plupart ‑ ont sauté une étape et sont allés directement vers la rédemption, le sauvetage après le cataclysme. D’autres se sont contentés de la menace d’un désastre, une menace qui plane, sans qu’on sache très bien ce que cette menace recouvre. L’un des artistes, Erik van Bemmel, a pris le texte concernant le déluge, aussi bien dans la Torah, la Bible et le Coran, et il a préservé ces (copies de) pages de l’Écriture Sainte dans du formol : liquide qui rappelle à la fois l’inondation et la pérennité…

Un de ses collègues, Bruno van den Elshout, a monté son autoportrait à côté d’une glace : au spectateur de décider comment il se voit en relation à un désastre imaginé. Un autre, Martijn Fabrie, nous montre un paysage avec pour fond le port de Rotterdam et une autoroute ‑ en ayant éliminé toute vie de cet endroit normalement très fréquenté. A côté, une autre photo, d’un paysage de dunes qui paraît lunaire ‑ et la proximité des deux photos suggère qu’il s’agit du même endroit…
Une photographe, Ingemar Jorijn Mulder a fait des portraits d’enfants au bord de la mer, et elle a fait un montage tel que les vagues se reflètent dans leurs yeux ‑ avec un résultat un peu inquiétant, il est vrai.
Une autre, Cigdem Yuksel, a photographié un garçon », Arthur, dans un bidonville en Zambie. Il fait partie d’un groupe d’acrobates qui essaye de sortir de la misère environnante par leur art. La photographe lui a demandé de mettre ses habits du dimanche et de sauter aussi haut qu’il le pouvait, fixant son saut pendant qu’il semblait s’envoler au-dessus des flaques d’eau et de la boue qui encombraient les rues. Une autre, Ilvy Njiokiktjien ‑ la seule photographe de presse ‑ ayant photographié nombre de catastrophes de toutes sortes, s’est contentée de fixer, pour une fois, son propre « déluge », la mort de sa mère reflétée dans la tristesse des regards de sa fratrie ‑ avec, en arrière-plan, l’arche parentale où le père vit maintenant seul…

Une série de trois photos, faites par Anaïs Lopez, fait partie d’un projet plus large, qui englobe différents médias, comme un reportage radiophonique et un livre : The Migrant. A Bird on the Run. Il s’agit du « déluge » dont le mainate de Singapour, jadis importé de Java pour ses qualités de chanteur, est devenu la victime… Mais à mesure qu’à Singapour la ville se resserrait et s’élevait, et à mesure que la forêt reculait, le chant du mainate ‑ passé maître en imitation ‑ s’est adapté. Il est devenu similaire aux bruits de la ville, fort, strident, en un mot : laid. Et autant les Singapouriens aimaient le mainate et son chant dans le passé, autant ils le détestent à présent. Au point de persécuter le petit oiseau noir de toutes les manières possibles et imaginables : par l’eau, le gaz, le plomb. Ils ont envisagé la déportation, retour à Java ‑ impossible.
Beaucoup de mainates y ont laissé leur peau. N’empêche que l’espèce survit. Et qu’elle a entrepris d’elle même une nouvelle migration, vers l’Ouest, vers Myanmar. Là, on l’accueille à bras ouverts : on y croit aux pouvoirs magiques du petit oiseau noir. Les gens lui chuchotent leurs souhaits secrets à l’oreille, confiants qu’il va les transmettre aux dieux. Si tout va bien, le mainate, surgi de ses cendres (et survivant au déluge), y trouvera une nouvelle vie.
Musée de la Bible (Bijbels Museum), Cromhouthuis (Hôtel Cromhout), Herengracht 366-368, 1016 CH Amsterdam. Jusqu’au 17 juin, du mardi au dimanche 11.00 à 17.00 heures. Beau jardin, très agréable cafétéria.