Quand vous entendez le mot « design », à quoi pensez-vous ? Je parie que ce qu’il vous viendra à l’esprit, ce seront des mots comme, en vrac : fonctionnel, sobre, mode, tendance, innovation, esthétique industrielle, moderne, contemporain, style scandinave, Philippe Starck, Alessi, et j’en passe, et des meilleurs sans doute. En tout cas, vous penserez « moderne », voire « contemporain », non ? Et vraisemblablement aussi « sobre », « dépouillé ». Le Petit Robert 2018 définit le terme « design » (que le langage « officiel » remplacerait plutôt par « stylisme ») comme :
Esthétique* industrielle appliquée à la recherche de formes nouvelles et adaptées à leur fonction (pour les objets utilitaires, les meubles, l’habitat en général).
En français, le mot design, emprunté à l’anglais, est récent. Toujours d’après le Petit Robert, il fait son apparition en 1959. Cependant, le « design » dans le sens de « création artistique d’objets utilitaires » (pardonnez-moi cette apparente contradiction dans les termes) est bien antérieur au terme. L’ébéniste d’antan devait se doubler souvent d’un créateur, tout comme le souffleur de verre ou le forgeron, pour ne nommer que ces métiers-là, et l’orfèvre de jadis était un artiste à coup sûr.

Ne vous étonnez donc pas que le XVIIe siècle ait connu, lui aussi, ses « designers » ou « stylistes », en tout cas des artisans qui faisaient de certains objets utilitaires de véritables créations artistiques. Et certains d’entre eux ont eu un tel succès, que le monde entier achetaient leurs produits ou les copiaient. Deux de ces artisans-artistes étaient les frères Paulus (±1570 ‑ 1613) et Adam Van Vianen (±1568 ‑ 1622), tous deux orfèvres, tous deux célèbres en leur temps. Paulus, le cadet, a quitté très jeune leur ville natale d’Utrecht. Au bout de longues pérégrinations à travers la France et la Bavière, il s’établit à Prague, où il devient « Kammergoldschmied » (orfèvre personnel) à la cour de l’empereur Rodolphe II. Le souverain lui laisse toute liberté artistique, mieux : il semble même avoir stimulé l’imagination débordante de son artisan artiste, qui mène vers ce qu’on a fini par appeler le style auriculaire (ou lobé ou lobaire) ‑ faute d’un meilleur terme. L’appellation vient d’une certaine ressemblance des éléments décoratifs avec la forme (du lobe) de l’oreille. Ce sont des ornements qui vont littéralement dans tous les sens. Certains éléments sont reconnaissables, comme le Jugement de Paris sur le dessus d’une coupe en argent (1607). Mais le pied de cette même coupe est orné de végétaux fantaisistes aux formes capricieuses. Et partout, des lianes (des vignes ?), des feuilles lobées, des formes ressemblant vaguement à des coquilles ‑ ou au lobe d’une oreille….
Quelques années plus tard, Paulus va encore plus loin en créant un pichet en or assortie d’un plat, tous deux décorés de scènes racontant les mythes autour de Diane chasseresse, scènes entourées de cadres entièrement lobés. Le pichet est pourvu d’un couvercle dont le bouton, lui, est également un ensemble de lobes. Un style nouveau est né, le style auriculaire ou lobé. Nous sommes en 1613.
Peu après, Paulus rend visite à son frère Adam à Utrecht, avec qui il est resté en contact étroit malgré la distance. Les artistes et artisans restés au pays savaient parfaitement ce qui se faisait à l’autre bout de l’Europe, et vice-versa. Paulus, comme orfèvre de l’empereur Rodolphe, était célèbre. Adam, de son côté, comptait lui aussi parmi les meilleurs, respecté et admiré par ses confrères. Quand, de retour à Prague, Paulus meurt, les cloches de la Dom d’Utrecht sonnent le glas et la guilde des orfèvres d’Amsterdam commandent à Adam un objet à la mémoire de Paulus.
Adam crée, lui aussi, un pichet, en argent cette fois-ci, et entièrement façonné comme un ensemble de lobes, de coquilles, de feuilles, de vagues, selon ce qu’on veut bien voir dans ce pichet-golem, de forme ondulante, mouvante et quasiment indescriptible.

L’effet est fulgurant. Le pichet est admiré de toutes parts, à tel point qu’on le retrouve dans de nombreux tableaux. Le style commence à se propager, d’abord parmi les orfèvres (un des plus fameux de la nouvelle génération étant Johannes Lutma, dont Rembrandt fera le portrait, ou Christian Van Vianen, fils d’Adam, qui travaille au service de Charles Ier d’Angleterre), mais aussi à travers les autres arts décoratifs. Petit à petit, on trouve des meubles, des cadres, ou des revêtements muraux dans le style auriculaire.

Et ces objets voyagent. C’est en particulier les tapisseries murales (en cuir!) qui deviennent un objet d’exportation par excellence. Et elles aussi, comme les cadres, comme les meubles, se retrouvent dans des tableaux (à moins qu’il ne les encadrent…), notamment des tableaux de Rembrandt. La preuve que tous ses objets décorent mainte maison aristocratique ou bourgeoise de l’époque ‑ et jusqu’au jour d’aujourd’hui on trouve dans les églises du XVIIe siècle des chancels et autres éléments au style lobé.

Des artistes-artisans allemands et suédois ont repris ce style dans les décennies qui ont suivi. En France, où on désigne ce style également comme le maniérisme (du Nord) on se laisse influencer plutôt par les Italiens. Néanmoins, dans la première moitié du XVIIe siècle, des ébénistes néerlandais s’établissent à Paris. L’un d’eux est Pierre Gole, qui devient ébéniste à de la cour de Louis XIV. Est-ce lui qui a fabriqué le cabinet d’ébène, richement ouvragé et en provenance de Paris, qui fait partie de l’exposition ? On l’ignore. Peu importe, c’est une fort belle pièce ‑ comme tant d’autres. Cette exposition vous étonnera.
Rijksmuseum, Amsterdam, jusqu’au 16 septembre 2018. Cliquez ici pour les détails pratiques.
DRIFT

En sortant, vous pourrez voir du design tout à fait contemporain, mais tout aussi étonnant : les lampes-fleurs (ou lampes-papillons, comme vous voudrez) de deux jeunes designers, Lonneke Gordijn et Ralph Nauta qui travaillent sous le nom de Studio Drift. Les lampes s’ouvrent, se ferment, elles montent, descendent, s’allument, s’éteignent, bref, elles changent d’aspect à tout instant en suivant une chorégraphie ingénieuse, et ne manquent jamais d’étonner le visiteur. Une exposition de différents projets du Studio Drift vient de se terminer au Stedelijk Museum, mais vous en entendrez parler, de ces deux-là. Leurs créations sont extrêmement diverses ‑ certaines, comme le bloc de béton « Drifter », suspendu en l’air, semble narguer les lois de la gravité ‑ mais beaucoup se centrent sur des effets de lumière. La fée électricité dans toute sa splendeur, qui s’est manifestée aussi au-dessus du port d’Amsterdam durant quelques belles nuits d’été… Mais ces jeunes gens se manifestent un peu partout, du Nevada, USA, à Guangdong, Chine. Ne vous en faites pas, vous en entendrez encore beaucoup parler, de ce Studio Drift.
LA COLLE DE POT


Un autre designer qui travaille la lumière (artificielle) est Bertjan Pot. Il utilise les matériaux les plus divers et les plus simples, pour ne pas dire banals : des LED, des guirlandes de noël, toutes sortes d’objets en plastique, des couverts, des tubes, des balles, des feuilles transparentes, mais aussi du fil de fer, des tissus, des cordes qu’il coud ou qu’il tisse. Il en résulte des lampes aux formes capricieuses, amusantes, pratiques aussi parfois. En vue d’une exposition (« Hot Glue », colle brûlante) qui se tient actuellement à Rotterdam au musée Boijmans-Van Beuningen, Bertjan Pot a passé une année à faire des essais multiples et variés, à produire des prototypes qui ne mèneront peut-être nulle part, mais dont certains finiront en « produit » manufacturé. Pot est-il un styliste, un artiste ? Il s’en fiche. Certains des objets qu’il crée n’ont aucune « utilité », d’autres ont déjà été produits en série. « L’important, c’est que je fabrique des choses », dit-il en montrant ses mains, son instrument principal, à l’en croire.
Ce créateur prolixe et multiforme « fabrique » aussi des tableaux et des masques à partir de cordes qu’il coud à la machine, se laissant inspirer par les (combinaisons de) couleurs et les formes qui se produisent sous ses mains, tant soit peu « spontanément ». Parfois, ça tient de l’art optique à la Vasarély, parfois de l’artisanat pur et simple. Ainsi, des paravents/rideaux tissés de bandes d’étoffe divisent un grand espace où quelques chaises longues sont recouvertes de la même manière. C’est joli, cela intrigue et cela a sûrement un usage pratique.
Museum Boijmans Van Beuningen, jusqu’au 30 septembre 2018. Détails pratiques: clicquez ici.
UN ESPACE SENSORIEL
Ailleurs dans le musée, pas mal d’autres expositions temporaires, à côté de la collection permanente (dont La Tour de Babel, de Pieter Brueghel, qui s’en va bientôt à Vienne pour six mois, où il rejoindra son « frère »). Du moderne et du beaucoup moins moderne. Une de ces expositions, à cheval entre l’art et le cabinet de curiosités s’intitule Anima Mundi, l’âme du monde. Tout un programme. Elle montre comment, à travers les siècles, « on » a cherché à insuffler une vie, une âme aux objets morts. Il y a quelques petits portraits de la main de Ferdinand Bol, élève doué de Rembrandt, « parce que les yeux, les regards, les rendent vivants » (dixit le commissaire de l’exposition). Il y a un robot qui semble agir en interaction avec les visiteurs, il y a des crânes, il y a un petit documentaire sur un homme qui vit avec des poupées en silicone… Bref, c’est divers et varié et on aime ou on n’aime pas.
Une chose que j’ai aimée, qui m’a touchée, c’est Sensory Spaces 14 de Latifa Echakhch. Elle est française d’origine marocaine, mais elle vit en Suisse. Elle est jeune (1974), elle a l’air timide et fragile, mais attention : elle s’est déjà fait un nom dans le monde des arts, avec plusieurs expositions à son nom, en Suisse comme en France. Ce qu’elle a fait ici ? A première vue, elle a simplement peint sur le sol de gros traits noirs, irréguliers, qui vont d’un mur à l’autre en suivant un tracé assez capricieux. A y regarder de près, ce n’est pas si simple. Au bout de chaque tracé, un vêtement noir est suspendu au mur. C’est avec ces vêtements qu’elle a fait ces tracés, qui du coup apparaissent comme des dégoulinades. Aussitôt, on associe l’encre avec le sang, et l’ensemble prend un aspect sinistre. Mais en même temps, le visiteur est invité à entrer dans l’œuvre d’art, à se déplacer à travers les tracés comme dans un labyrinthe. Et à partir de là, l’œuvre prend comme une troisième dimension. Voilà « l’espace sensorielle », quoi. C’est drôlement sioux.
Museum Boijmans Van Beuningen, jusqu’au 30 septembre 2018. Détails pratiques: clicquez ici.