
Deux vitraux du Rijksmuseum les montrent fraternellement côte à côte, les deux célèbres peintres originaires de la ville de Leyde : Rembrandt van Rijn (1606 – 1669) et Lucas van Leyden (1494 – 1533). Un siècle les a séparés, mais leur influence est comparable – et, évidemment, le plus jeune connaissait le travail du plus ancien, il collectionnait même ses gravures.

Ce n’est donc pas si étonnant que certains ont voulu voir des parallèles entre les deux vies, les deux œuvres – à tort, dit le directeur du Rijksmuseum, Taco Dibbits. N’empêche. Certains ont persisté à désigner comme « Ronde de nuit du 16e siècle » un superbe triptyque de Lucas van Leyden, « Le jugement dernier » (1526-1527). On y voit le Christ en majesté, les pieds reposant sur un arc- en ciel, surmonté du Saint-Esprit en colombe et de Dieu le Père en pape, et flanqué d’une épée et d’un lis, symbolisant le pouvoir séculier et le pouvoir religieux. A ses pieds, les douze apôtres.

La Terre, au-dessous, est d’une désolation extrême : pas un arbre, pas une plante, pas un animal, rien. Des fantômes, juste au-dessus de l’horizon, contemplent un spectacle tout aussi désolant, et qui occupe tout le devant de la scène. A gauche, les justes, dirigés par quelques anges aux gestes de gendarmes (« Allez, circulez ! ») vers les cieux et la béatitude éternelle. A droite, les damnés, que des monstres difformes poussent dans la gueule d’un autre monstre, immense, et dont la gorge représente l’enfer. On y reconnaît des moines, des prêtres, de même que des êtres qui font une dernière tentative pour s’échapper de leur atroce destinée, mais en vain.

Photo: Olivier Middendo
Le tableau raconte plusieurs histoires. Ces corps dénudés, qui n’ont rien d’idéalisé et dont certains rappellent des figures de Botticelli, semblent vivre des drames – seuls, ou par groupes. Une femme, traînée vers l’enfer par un monstre, désigne du doigt un homme qui, lui, s’en va au paradis – et qui de son côté ignore la malheureuse, n’ayant d’yeux que pour une blonde qui le suit, élue, elle aussi. Un ange, espiègle, donne une tape sur les fesses d’un des élus, qui fait semblant de ne s’apercevoir de rien. Parmi les damnés, certains se débattent, d’autres paraissent résignés, apathiques.
Fermé, le triptyque montre, sur le panneau de gauche, Saint-Pierre, reconnaissable à ses clefs. De sa main libre, il désigne l’autre figure, sur le panneau de droite, Saint-Paul, qui tient un gros livre à la main, peut-être la collection de lettres qu’il écrivit aux fidèles tout autour de l’est de la Méditerranée. Saint-Pierre et Saint-Paul sont les deux patrons de la ville de Leyde, où Rembrandt passa sa jeunesse et Lucas toute sa vie. C’est là qu’il peignit « Le jugement dernier », sur commande d’un riche marchand de bois, Claes Dirksz van Swieten. Le tableau était destiné à l’église Saint-Pierre, où il a passé en effet une quarantaine d’années, jusqu’en 1566, année où la fureur iconoclaste de certaines sectes protestantes s’est abattue comme une tempête sur les églises (naguère) catholiques, détruisant sculptures, tableaux, bref tout ce qui ressemblait de près ou de loin à ce que ces austères luthériens ou calvinistes considéraient comme de l’iconolâtrie.
Le conseil municipal de Leyde a pu mettre « Le jugement dernier » à l’abri avant qu’il ne soit démoli. Dorénavant, il ornait la salle où se tenait le conseil – qui, bien que quelque peu scandalisé par tant de nudité, a su l’apprécier à sa juste valeur, et a interprété le tableau désormais comme symbolisant la bonne conduite des affaires de la ville… En fait, ces édiles locaux, tout protestants qu’ils soient, y tenaient, à « leur » tableau, à tel point que lorsque l’empereur habsbourgeois Rodolphe leur offrit une immense quantité d’or en échange de ce « Jugement dernier », ils ont dit non, suivant en cela le conseil de peintres éminents.

Et depuis, le triptyque n’a qu’exceptionnellement quitté la ville de Leyde. Trois fois, pour être exact, et jamais avant le XXe siècle Il est même resté à l’Hôtel de Ville de Leyde jusqu’à ce que la « Halle aux draps »(Laecken Halle ; Lakenhal en néerlandais moderne) ne soit transformé en musée en 1874. Depuis, c’est là que trône « Le jugement dernier ». Il a été transporté jusque dans les caves de Maastricht lors de la Seconde Guerre Mondiale, à l’abri d’éventuels bombardements et autres attaques militaires. En 2011, le tableau a quitté une seconde fois le musée de Leyde, pour être restauré et faire partie d’une exposition sur Lucas van Leyden au Rijksmuseum à Amsterdam. Et là, pour la troisième fois au cours de ses cinq siècles d’existence, il se trouve hors des murs de la « Halle aux Draps »et de Leyde, de nouveau au Rijksmuseum. Cette fois-ci, il y restera deux ans, le temps que doit durer la rénovation du musée de Leyde. Il y a trouvé une place de choix dans la grande Galerie d’Honneur – près des Rembrandt, effectivement, comme des Vermeer ou des Van Goyen. Et du coup, des milliers et des milliers de visiteurs vont l’admirer. Allez-y, vous aussi, ne manquez pas l’occasion. Vous allez voir, c’est l’œuvre d’un grand peintre, d’un des très, très grands… Et plus vous le regarderez, plus vous y trouverez de choses à voir, et à admirer.
Rijksmuseum, Museumstraat 1, Amsterdam.
Lakenhal, Oude Singel 32, Leiden (Leyde).
