Des photos qui intriguent

Alexander Rodchenko, A Jump into Water, 1932–1934. Sepherot Foundation, Vaduz, Liechtenstein
Alexander Rodchenko, A Jump into Water, 1932–1934. Sepherot Foundation, Vaduz, Liechtenstein

Le corps décrit un arc parfait, en diagonale à travers la photo. La tête, renversée en arrière, et les bras étendus vers le bas et formant un des « supports » de l’arc, sont tournés vers le spectateur. Les jambes forment l’autre « support ».

L’image représente un nageur pendant son plongeon, et le cliché fixe l’instant précis où le corps est dans cette position. Une autre photo de plongeur montre celui-ci juste quand son corps fait une boule. Encore une image qui s’arrête sur un moment unique.

Les deux photos sont d’Alexandre Rodchenko, prises à quelques années d’intervalle, entre 1932 et 1935. Elle fait partie d’une grande et belle exposition au JHM, le Musée d’Histoire Juive d’Amsterdam, Le pouvoir de la photo (The power of pictures), sur la photographie et la cinématographie soviétiques des années 1920 et 1930.

La photographie était un art nouveau, comme le cinéma, et le photojournalisme était encore balbutiante, surtout dans la toute jeune Union Soviétique. Et ces arts nouveaux ont attiré des interprètes nouveaux, artistes – photographes, cinéastes, graphistes – plus que journalistes. C’étaient des jeunes qui se lançaient, non des artistes établis que ces nouveautés n’intéressaient guère. Des photographes comme Rodchenko, Nappelbaum, Zelma, Shaikhet, pour ne nommer que ceux-là, ainsi que des cinéastes comme Sergeï Eisenstein, Dziga Vertov, par exemple.

Expérimentation

Dans la photo, l’esthétique semblait jouer un grand rôle ; plus grand, semble-t-il, que la narration. Les photos d’objets (architecture !) comme les scènes de rue, les photos d’action ou de rassemblements humains soulignent les diagonales, les clairs-obscurs, les formes géométriques. L’idéalisme est de la partie aussi – plus tard, elle se muera en idéologie, en partie sous la contrainte, en partie volontairement.

El Lissitsky, Maquette for Cinema Eye, 1929. Museum of Fine Arts, Houston, Museum purchase funded by the Caroline Wiess Law Accessions Endowment Fund, the Manfred Heiting Collection
El Lissitsky, Maquette for Cinema Eye, 1929. Museum of Fine Arts, Houston, Museum purchase funded by the Caroline Wiess Law Accessions Endowment Fund, the Manfred Heiting Collection

Mais tout d’abord, c’est l’expérimentation qui domine. Les photographes en particuliers s’en donnent à cœur joie, et c’est stimulé par le jeune Etat soviétique, à la fois par idéalisme, et par intérêt. D’une part, dans un premier temps, les leaders de l’URSS y croyaient ; stimuler les jeunes créateurs faisait partie de ce à quoi ils croyaient. Mais d’autre part, ils voyaient d’emblée tout l’intérêt qu’ils pouvaient en tirer sur le plan de la propagande. Et c’est ce dernier aspect qui a pesé de plus en plus – jusqu’à éliminer complètement tout le reste. Staline une fois au pouvoir, il en était fait de la liberté de création des artistes, quels qu’ils soient. Les sujets leurs étaient dictés, et on leur imposait certaines restrictions quant à la façon de traiter ces sujets. Il fallait, évidemment, que tout contribue à la gloire du communisme en général et de l’Union Soviétique en particulier. Les kolkhozes, ces exploitations agricoles dites « coopératives » ? Elles ressemblaient étrangement à ce que George Orwell a décrit dans « La ferme des animaux », où « tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres ». La politique agricole en général ? Elle a créé des famines, et causé des millions de morts. La planification ? Elle a échoué lamentablement, organisant ici des surplus, là des pénuries. La politique industrielle, la création d’infrastructures ? Idem. Les grands travaux prestigieux, la construction de canaux, de routes ? Ils étaient le fait de forçats, et nombreux étaient ceux qui y laissaient leur vie.

Idéalisme

Rien de tout cela ne transpire dans les photos soviétiques des années trente du XXe siècle. Les photos des kolkhozes exposées montrent, tantôt, une ferme idyllique où fermiers et fermières se prélassent dans l’herbe, tantôt l’image romantique d’une réunion enfumée où naissent des idées grandioses…à moins qu’elles ne suggèrent un dévouement tel que moissonneurs et moissonneuses travaillent (volontairement, bien sûr) même la nuit, éclairés par les phares d’un camion… Dur labeur ? Travail forcé ? Il n’en est pas question, bien entendu. Par contre, l’Armée Rouge est photographiée dans toute sa splendeur.

Moisei Nappelbaum, Boris Pasternak, 1926. Museum of Fine Arts, Houston, Museum purchase funded by the Caroline Wiess Law Accessions Endowment Fund, the Manfred Heiting Collection.
Moisei Nappelbaum, Boris Pasternak, 1926. Museum of Fine Arts, Houston, Museum purchase funded by the Caroline Wiess Law Accessions Endowment Fund, the Manfred Heiting Collection.

C’est qu’ils y croyaient, la plupart des jeunes photographes à l’œuvre dans les années vingt et (la première moitié des années) trente. Et cette croyance, cette idéalisme venait en partie de leurs origines. Beaucoup de ces jeunes artistes étaient Juifs (d’où la logique, pour le Musée d’Histoire Juive d’Amsterdam, de présenter cette exposition, après le Jewish Museum de New York). Pas sans raison. L’Union Soviétique leur avait accordé ce que le tsarisme leur avait refusé pendant des siècles : la liberté, et les mêmes droits que les autres citoyens. Dans leur esprit, c’était la fin des pogroms et l’égalité devant la loi. Et pendant un certain nombre d’années, cela était aussi la réalité – avant que le stalinisme, à son tour, ne se mette à la persécution des Juifs.

Ce n’est donc pas pour rien non plus que ces jeunes Juifs souvent séculiers, venus de « nulle part » socialement parlant, mais ayant reçu une bonne éducation, prêts à assumer leur appartenance aux classes moyennes, ont embrassé avec enthousiasme autant ces idées prônant l’égalité et ces domaines artistiques nouveaux qu’étaient la photo et le cinéma, et auxquels les artistes établis ne s’intéressaient guère.

Varvara Stepanova, Soviet Cinema, no. 1, 1927. Amherst Center for Russian Culture at Amherst College, Amherst, Massachusetts
Varvara Stepanova, Soviet Cinema, no. 1, 1927. Amherst Center for Russian Culture at Amherst College, Amherst, Massachusetts

Un grand nombre de ces photos ont paru dans un magazine (de propagande) destiné à l’étranger, et paraissant dans trois et parfois quatre langues (le français, l’anglais, l’allemand, et – pendant un temps – l’espagnol). Les graphistes qui s’attachaient à la mise en page de ce magazine, L’URSS en construction, ont continué à faire un travail de création extraordinaire, au moins jusqu’au milieu des années 1930. C’est là que l’exposition s’arrête – et il faut dire que, le stalinisme serrant son étau de plus en plus, la créativité s’en trouvait de plus en plus étouffée. C’en était fini de la liberté.

The Power of Pictures jusqu’au 27 novembre 2016. Joods Historisch Museum (JHM). Nieuwe Amstelstraat 1,  1011 PL Amsterdam. Au cours de l’exposition de nombreux films soviétiques des années 1920-1930 sont projetés au musée (dont Le cuirassé Potemkine d’Eisenstein). Voici le programme.

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