Je n’en avais jamais entendu parler, de ce qu’on appelle « escape rooms », ces jeux qui consistent à trouver la stratégie pour s’échapper d’une pièce où on est enfermé, de préférence à plusieurs. Pourtant, ça existe depuis un moment. En février 2015, Le Monde écrivait :
«Depuis plusieurs années, les « escape rooms », ou « escape games », proposent des jeux à scénario, par équipe, dans des environnements spécialement conçus. Pour venir à bout du scénario, un goût pour la résolution d’énigme et des partenaires de jeu coopératifs est un plus. »
Très peu pour moi, merci, ma claustrophobie m’interdit ce genre de « jeux » d’une manière générale. Mais ce qui me paraît vraiment le comble de l’horreur, c’est de jouer ce jeu dans un réduit imitant celui où la famille d’Anne Frank s’était réfugiée – et que, en réalité, il n’était surtout pas question de quitter, sous peine de se faire arrêter tout de suite, pour être déporté vers un camp de concentration.
Peupliers
Comme tous les habitants de mon quartier, je me sens un lien particulier avec Anne Frank et sa famille : ils habitaient ici avant d’être obligés de se cacher pour échapper aux persécutions. En fait, de mon bureau, là où je suis assise en écrivant ces lignes, je vois l’immeuble qu’Edith, Otto, Margot en Anne Frank apercevaient, eux aussi, de leur balcon, qui donnait sur une cour intérieure. Moi, je vois cet immeuble côté rue, eux le voyaient côté cour.
Il y a une vingtaine d’années, il y avait encore, dans le square où donne leur immeuble (côté rue, si vous pouvez encore me suivre), de grands peupliers qui dépassaient les toits. De ma fenêtre, je les voyais, moi aussi. A l’époque je disais à mes visiteurs: « Regardez ces peupliers. Anne Frank les voyait aussi. Elle jouait dans leur ombre… »
Les peupliers étaient vieux, on les a coupés. Il y a des tilleuls à leur place. Mais je ne les vois pas de ma fenêtre.
Il y a dix ans, on a placé une statue dans ce square. Une petite sculpture en bronze qui représente Anne, grossie sous plusieurs couches de vêtements pour pouvoir emporter juste un sac et un cartable, histoire de ne pas attirer l’attention. La sculptrice, Jet Schepp, l’a fait regarder vaguement en arrière, vers cet appartement où sa famille avait pensé trouver un refuge et que, de nouveau, il faillait quitter.
Et voilà donc, dix ans après l’inauguration de cette statue – où l’on dépose régulièrement des fleurs – et soixante-treize ans après que la famille a dû se trouver une cachette, que son itinéraire donne lieu à un «jeu ».
Bunker
C’est un gamin de dix-neuf ans, Thijs Verberne, qui en a pris l’initiative. En fait, si jeune qu’il soit, cet entrepreneur de la petite ville de Valkenswaard (du côté d’Eindhoven) a déjà plusieurs succès commerciaux à son nom. Il a créé cette « escape room » dans un ancien bunker construit par les occupants allemands entre 1940 et 1944, où il a reproduit très exactement la cachette des Frank. Quand on participe à ce jeu, on est soumis à des bombardements, on entend des rafales de mitraillette, et d’autres bruits de guerre. Et en l’espace de 60 minutes, il faut s’échapper, avant que les Allemands ne pénètrent dans l’appartement. Pour ce faire, il faut entre autres répondre à des questions – dont certaines ont trait au Journal d’Anne Frank. Pour Thijs Verberne, il s’agit d’un « jeu éducatif », qui, loin de ne pas prendre au sérieux l’histoire tragique d’Anne Frank et de sa famille – comme de millions d’autres Juifs – au contraire permet de mieux « faire vivre l’histoire aux jeunes ».
Teste sur le site: «Nous vous faisons retourner vers une période noire dans notre histoire: la seconde guerre mondiale. Le 10 mai 1940, les Allemands envahissent les Pays-Bas. Il s’ensuivit une occupation de 5 ans. Qu’est-ce que vous faites ? Optez-vous pour la clandestinité comme Anne Frank, ou pour la lutte contre l’occupant ? Les deux escape rooms « la cachette » et « le maquis » sont imprévisibles, une véritable épreuve. Quel que soit votre choix, vous vous heurterez à des murs proverbiaux, sous forme de devinettes, de codes, d’énigmes, et de la recherche d’objets. Soyez alertes, car vous ne savez pas quel sera le pas suivant des Allemands… »
Thijs Verberne ne comprend donc pas du tout le « bruit » fait autour de son « escape room » (qui, entre parenthèses, promet un tour gratuit si on gagne une loterie).
« La Maison d’Anne Frank est l’un des endroits où l’histoire de la Shoah, la persécution des Juifs, s’est manifestée. Utiliser cette maison comme décor d’un jeu comme escape room témoigne de bien peu d’empathie à l’égard des survivants de la Shoah.
Ce jeu donne l’impression que se cacher revenait à un jeu captivant et qu’il suffit de se montrer débrouillard pour ne pas se faire prendre. Cela est faux sur le plan historique et donc aussi sur le plan éducatif. Mais de plus, c’est arrogant et blessant envers ceux qui ont vécu personnellement la persécution des Juifs. »
« La Maison d’Anne Frank n’est pas une escape room »
Facebook
Et Thijs Verberne de répliquer: « Il y a des livres sur Anne Frank, un musée, une pièce de théâtre, une comédie musicale (ce qui, pour autant que je sache, est faux, JW), pourquoi ne ferait-on pas un jeu ? La guerre, c’était il y a soixante-dix ans. Tout de même ! »
Il écrit sur sa page de Facebook que tout le tintamarre ne peut que faire du bien à son entreprise, et que « heureusement, la plupart des réactions – et de loin – sont positives ». La vidéo du journal télévisé qui lui est consacrée, y figure en bonne place, ainsi que les premiers articles de journaux qui parlent de lui.
Je lui avais envoyé quelques questions par courriel, il n’y a pas (encore) répondu. Je me disais que, pour vraiment pouvoir juger de son initiative, il faudrait y aller, jouer le jeu – au sens propre. Heureusement, un ami l’a fait pour moi, un collègue journaliste en qui j’ai toute confiance. Rik Kuiper (c’est son nom) a décrit son expérience dans son quotidien, de Volkskrant.
Il décrit la pièce, qui donc se veut une réplique de la cachette de la famille Frank. La bibliothèque bien connue (on la voit sur nombre d’images), celle qui donne accès et cache l’endroit où ces familles vivent clandestinement, « est remplie d’encyclopédies en polystyrène », note Rik Kuiper.
Il décrit le déroulement du jeu. Thijs Verberne reçoit les participants personnellement. Il pense que son jeu peut apporter quelques connaissances sur la guerre et la vie d’Anne Frank « car je ne pense pas que la génération d’aujourd’hui ait tendance à aller au musée ou à lire des livres ». Et non, avoue-t-il encore avant d’enfermer les joueurs, lui non plus n’a pas lu Le journal d’Anne Frank. « Je ne suis pas vraiment un lecteur. Mais il y en a ici qui l’ont lu. »
Questions
Le jeu consiste donc à s’échapper de la pièce en moins d’une heure, en trouvant des clefs et des codes pour ouvrir la sortie secrète. A la fin, quand il ne reste plus que quelques minutes, Thijs Verberne leur donne une indication par l’intercom. Juste à temps. « Sinon, quoi ? » se demande Rik. « Qu’est-ce qui est censé nous attendre ? La Gestapo ? Les chambres à gaz ? »
Plus tard, au volant de sa voiture, il se demande : « Au fond, est-ce qu’on a appris ici ce que c’est que de devoir vivre caché ? Et qu’est-ce que j’ai appris d’essentiel sur Anne Frank ? » Questions rhétoriques, et réponses négatives, bien sûr.
Au bout d’un moment, une autre question lui vient : « Mais quand donc Anne a-t-elle essayé de s’échapper de cette maison ? »
Il aurait pu y ajouter : « Pour aller où ? »
Par comparaison, voyez ici comment le Musée de la Résistance d’Amsterdam a reproduit – à l’intention des enfants – une pièce où des Juifs se cachaient – et quel itinéraire attendait ceux qui, comme les Frank, furent trahis. Cela fait partie d’un ensemble de « lieux de guerre » où les aspects « participation » ou« interactivité » contribuent pourtant largement à la véritable éducation des enfants, que j’ai vus à la fois passionnés et sérieux.
D’un côté on joue à Monte Cristo enfermé au château d’if; de l’autre, on s’insurge contre l’hospitalisation sous contrainte (ex H.O.) ou bien l’on réclame moins de liberté pour les psychopathes dangereux.
Qui plongera dans les arcanes des sensations d’enfermement qui sous-tendent ces fantasmes ou prises de position ? C’est dans ce blog une belle tentative qui a été faite. Merci
D’un côté on joue à Monte Cristo enfermé au château d’if; de l’autre, on s’insurge contre l’hospitalisation sous contrainte (ex H.O.) ou bien l’on réclame moins de liberté pour les psychopathes dangereux.
Qui plongera dans les arcanes des sensations d’enfermement qui sous-tendent ces fantasmes ou prises de position ? C’est dans ce blog une belle tentative qui a été faite. Merci
J’aimeJ’aime