
Elles sont fort différentes, ces quarante femmes qui, entre 1952 et 2015, ont obtenu un diplôme de cet institut vénérable – mais ô combien vivant – qu’est l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS – ou simplement « l’Ecole » pour les initiés). Elles ont toutes les nationalités possibles et imaginables, japonaise, tunisienne, brésilienne, néerlandaise, américaine et oui, il y a quand même aussi pas mal de françaises parmi les alumnae. Elles sont juristes, journalistes, traductrices, entrepreneurs (ou doit-on dire entrepreneuses?), psychanalystes, écrivaines, économistes, cinéastes et oui, aussi chercheuses ou enseignantes. Elles ont fait leur chemin, elles ont voyagé, dans un sens comme dans l’autre. Et bon nombre étaient là, ce mercredi 17 juin, avenue de France à Paris…
Revenons un peu en arrière. Fin avril, je reçois un mail de l’Ecole, me parlant de ce projet d’exposition à l’occasion des 40 ans de l’EHESS. Mon correspondant me demande si je veux bien remplir un questionnaire pour donner une idée de ce que j’ai fait dans la vie. Vaste programme… Intéressant, me suis-je dit, mais ça ne me concerne pas, car je fus une des pionnières à suivre l’EPRASS (Enseignement préparatoire à la recherche en sciences sociales) à la fin des années 1960 – et donc avant que la VIe section ne se sépare de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes pour devenir EHESS (1975). Qu’à cela ne tienne, m’a-t-on répondu, on a les idées larges.
Alors, je m’y suis attelée. Et petit à petit, le passé est revenu. Les grands noms de l’époque étaient (en vrac, au hasard de la mémoire) Fernand Braudel, Roland Barthes, Claude Lévi-Strauss, Pierre Bourdieu, Alain Touraine, Pierre Vidal-Naquet, Raymond Aron, Jacques Lacan, Germaine Tillion, Louis Althusser, et j’en passe, et sans doute des meilleurs, comme Paul-Henry Chombart de Lauwe, François Furet, Jean-Pierre Vernant, Michel Foucault ou Jacques Derrida. Et bien d’autres encore.
Oui, il y avait d’autres grands noms dans les sciences sociales – Noam Chomsky, Leon Festinger, ou l’ancêtre Robert Merton, pour ne nommer qu’eux – mais ils étaient étrangers. Américains pour la plupart – et les Français de l’époque, même universitaires, avaient pour la plupart du mal à lire l’anglais.
Parmi les grands noms français, certains étaient du Collège de France, certains de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (VIe section, bien entendu…), d’autres de l’Ecole Normale Supérieure, peut-être y en avait-il même qui était ‘simplement’ profs à la Fac de Lettres…. nettement moins prestigieuse que les autres institutions. Il y avait les marxistes et les non-marxistes, il y avait les structuralistes et plus tard les post-modernes, il y avait les psychanalystes, les expérimentalistes, et ceux qui ne juraient que par l’observation et le travail sur le terrain… Tant de théories, tant de clivages, d’orientations, de querelles d’école, au sens propre parfois…
Et à côté (et quelque peu en dessous) des grands pontes, il y avait les moindres dieux, plus jeunes, plus accessibles, dont on suivait les cours ou avec qui on travaillait, Pierre Gréco (mort beaucoup trop jeune), Benjamin Matalon, Gérard Lemaine, Erika Apfelbaum, Claudine Herzlich, pas encore la grande dame de la sociologie de la maladie et de la santé.
On suivait les séminaires qu’on pouvait – ou là où on était admis. N’entrait pas au séminaire d’un Bourdieu qui voulait… Il était tendance (pour les filles du moins…) de courir chez Lacan, tout en se mettant au dernier rang avec son tricot (je vous le jure!). Althusser n’était accessible que pour un petit groupe de disciples fidèles, tous issus de la rue d’Ulm. La folie et l’hospitalisation forcée – j’allais écrire: l’incarcération – d’Althusser a entraîné d’autres tragédies, dont certaines dans mon entourage – mais j’anticipe, tout cela ne s’est produit que beaucoup plus tard.
Dans la deuxième moitié des années 1960 – personne n’avait prévu les « événements » de mai 68 – la vie intellectuelle était paisible à Paris. Nous de la VIe section – celle des sciences sociales – on était snobs comme ce n’était pas permis; on ne se prenait pas pour du pipi de chat, et les autres sections, on les considérait comme de la petite bière. Pour nous psychosociologues (au fait, ça existe encore, la psychologie sociale?), les séminaires de ‘Mosco’ (Serge Moscovici, père de Pierre), étaient de rigueur. C’est dans cet entourage qu’on faisait la connaissance des « Ricains » et autres étrangers, par écrit ou même en chair et en os.
Mais je m’attarde trop. Résumons: c’etait un monde excitant, les discussions allaient bon train, les idées fusaient – mais elles ne menaient pas toujours à des résultats concrets.

Et tous ces souvenirs me sont revenus lors du vernissage de l’exposition sur les « 40 diplômées de l’EHESS », le mercredi 17 juin dans ce bâtiment rutilant de l’avenue de France, à l’ombre de la Bibliothèque nationale de France – moi pour qui la Maison des Sciences Humaines du boulevard Raspail était déjà le nec plus ultra du modernisme. Dans ma tête, quand je pense à l’Ecole, je revois encore le vieux bâtiment de la rue de Varenne…

Revenons au présent. Si aujourd’hui Alain Touraine nous honore de sa présence (jusqu’au moment où il file à l’anglaise…), il y a aussi beaucoup de jeunes dans cet Atrium de l’EHESS version 2015. En fait, il y a des femmes (et quelques hommes) de tous les âges – des jeunes comme Corinne Belliard ou Laurent Dappe, co-organisateurs de cet événement, et des anciennes comme moi.

Mais il y en a une qui manque: Mathilde Forissier. Son image est là (en haut à droite dans la mosaïque ci-dessous), rayonnante, prête à mordre la vie à pleines dents. Cette jeune vie a été coupée à 26 ans par le tremblement de terre au Népal, où elle séjournait avec son sompagnon, Pierre-Vladimir Lobadowsky, qui travaillait au cabinet de la ministre de la Culture. Mathilde, elle, avait terminé ses études à l’EHESS par un mémoire sur Chris Marker et faisait des documentaires comme assistante réalisatrice. Une belle carrière lui semblait promise. Il n’y a plus que sa belle image qui nous reste. Sa mère et sa soeur sont là, à l’exposition, pour la « représenter » en chair et en os.

Le président de l’Association des Alumni de l’EHESS, également directeur d’études à l’Ecole, s’avère être une vieille connaissance: André Grelon, qui a fait bien du chemin depuis le temps où nous étions étudiants. Du coup, d’autres souvenirs montent à la surface. Pendant un temps, André, son amie d’alors et moi avons enseigné – ou tenté d’enseigner – la psychologie sociale et la sociologie aux futurs éducateurs de ce qui s’appelait à l’époque l’Education surveillée, devenue Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ). Le Centre d’éducation fermée d’alors s’est mué en Centre d’exposition consacrée à l’histoire des enfants en justice. L’école où nous enseignions est devenu l’École Nationale de Protection Judiciaire de la Jeunesse (ENPJJ) et s’est déplacé à Roubaix. Ça a l’air bien plus sérieux qu’autrefois. Les élèves du début des années 1970 ne s’intéressaient pas du tout à ce que je racontais. Et d’ailleurs, étant à peine plus âgée qu’eux, j’étais une bien mauvaise enseignante, inexpérimentée en diable et incapable d’adapter mes connaissances à ce dont ils pouvaient avoir besoin. Je dirai à ma décharge que je n’avais ni méthode ni manuel à ma disposition…
Dieu, que c’est loin, tout ça. Je n’ai travaillé dans le domaine de la psychologie sociale que quelques années (sans terminer ma thèse, je l’avoue), avant de bifurquer vers le journalisme. Vite, retour au présent, à l’exposition et à ces nouvelles générations qui nous accueillent, nous les anciens, avec tant d’enthousiasme. L’une des « 40 », originaire de Tunisie, me demande si, étant journaliste, j’écris sur son pays, si j’ai couvert les événements de ces dernières années, moi qui fus correspondante à Paris. Et moi – qui vois dans cette jeune intellectuelle la réincarnation de mon amie tunisienne de toujours, à présent prof de socio à la retraite – je me suis vue lui expliquer laborieusement que le jeune correspondant qui suit toute cette région pour plusieurs médias néerlandais (Marijn Kruk) est une sorte de réincarnation – mâle, il est vrai – de moi-même, ayant débuté au même hebdomadaire, De Groene Amsterdammer, et ayant de surcroît la même formation, l’EHESS bien entendu… Mon interlocutrice me regarde d’un air ahuri. Il est temps que je parte.
Je suis sortie, la tête comme une citrouille, passant du Paris des années 1960-1970 dans celui d’aujourd’hui, dans la foule qui sort du bureau et qui court, comme moi, vers le métro et la gare. Je faillis me faire écraser par un vélo. Pour une Amsterdamoise, c’est le comble.
Une fois dans le Thalys, tout se mélange. Le passé, le présent… Je m’endors là-dessus. Pour que la confusion se dissipe, il faudra du temps.
Chère Jacqueline, merci de ce témoignage formidable! Ces souvenirs vivants peignent avec humour et ce qu’il faut de distance une époque que nous ne souhaitons pas complètement révolue…
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Merci, Laurent!
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