Est-il nécessaire de le préciser? Même quand on croit connaître certaines oeuvres par coeur, elles vous touchent chaque fois que vous les regardez, vous émeuvent même. Qu’il s’agisse de ‘La mariée juive’, de cette Suzanne au bain, montrée dans la vidéo ci-dessus, d’un des autoportraits de l’artiste vieillissant, fragile, vulnérable, marqué par la vie et en même temps rayonnant d’une force intérieure – toutes ces oeuvres reflètent ce que c’est qu’un être humain dans toutes ses dimensions. Et dans les deux expositions à Amsterdam, il n’y a pas que des tableaux « que l’on connaît par coeur », loin de là: rien qu’au Rijksmuseum, il y a une centaine d’oeuvres – toiles, dessins, gravures – glanées tous azimuts, dans des musées ou des collections particulières. La Maison de Rembrandt (Rembrandthuis) complète cette exposition sur « les années de plénitude » en montrant le peintre tel qu’il enseignait son art à ses élèves: ses techniques, sa touche spécifique, son influence…
Il faut donc voir les deux expositions: la grande, au Rijksmuseum, et la plus modeste – mais fort intéressante – au Rembrandthuis (toutes deux jusqu’au 17 mai 2015). Commençons pas la grande – dont la vidéo ci-dessus donne déjà un aperçu.
En français, l’exposition s’appelle (aussi) « Les années de plénitude » (outre « Les années tardives »), ce qui rend bien mieux son objet que le néerlandais ou l’anglais: « Late Rembrandt ». Car il est sûr que, disons, au cours de la dizaine d’années avants sa mort en 1669, Rembrandt van Rijn (né, on le suppose, en 1609) est au faîte de son art, même s’il n’est plus au faîte de sa gloire et que financièrement, il a de gros problèmes. Au point qu’il a dû vendre la belle et grande maison dans la Jodenbreestraat (l’actuelle Rembrandthuis) pour s’établir dans une demeure plus modeste au Rozengracht. Ceci dit, il n’est pas non plus – comme on l’a pensé dans le passé – oublié, méprisé, laissé pour compte. Au contraire, il a encore de fidèles amis et d’aussi fidèles admirateurs, qui achètent ses oeuvres. Et il a toujours des élèves, jusqu’au bout.
Ce qui distingue Rembrandt de la plupart de ses confrères contemporains, c’est qu’il s’en fiche des règles alors en vigueur, dans cette seconde moitié du 17e siècle. On est censés faire des portraits qui reflètent la beauté ‘idéale’, non la réalité? Au diable l’académisme. Lui, il peint d’après nature, rend le caractère, l’humeur, l’âge et éventuellement la laideur (?) de son sujet. On demande des sujets pleins de bravoure, des scènes héroïques, pleines de bruit et de fureur? Rembrandt choisit de peindre la vie quotidienne, simple. La tendance est à la peinture lisse, à la rendition du moindre détail, à l’image « photographique » ? A d’autres! Rembrandt suit son propre chemin, applique la peinture en grosses couches, au pinceau, à la brosse, voire au couteau à palette. Il est, de ce fait, étonnamment moderne, bien en avance sur son époque – et ces gros traits de peinture ne l’empêchent pas, au contraire, de rendre à la perfection tel bijou étincelant, tel fichu de soie délicat. Mais l’un dans l’autre, ce n’est pas très étonnant que le classique dix-huitième siècle se soit détourné de lui – et que ce soit, justement, les peintres romantques et plus tard impressionnistes du dix-neuvième siècle qui l’ont redécouvert, et porté aux nues. Oui, cocorico! c’est bien grâce aux artistes (et marchands) français que Rembrandt a été, de nouveau, porté au sommet de la gloire, plus d’un siècle et demi après sa mort.
Voyons donc ce que ‘Les années de plénitude’ (‘Late Rembrandt’) au ‘Rijks’ et ‘Les derniers élèves de Rembrandt’ (‘Rembrandts late leerlingen’, à la Maison de Rembrandt) ont à nous offrir.
Le Rijksmuseum lui a consacré son « aile Philips », récemment (et fort joliment) rénovée, un ensemble de salles relativement claires et spacieuses. Le tout respire une ambiance de calme, d’espace en effet. Cela tient d’une part à l’espace lui-même et à la façon dont les oeuvres sont exposées – sur fond vert, assez loin les unes des autres. Mais d’autre part, cela tient certainement aussi aux oeuvres elles-mêmes, dont beaucoup sont d’une grande sérénité, montrant des personnes au regard tourné vers l’intérieur, au mieux en harmonie avec eux-mêmes et avec la vie (comme par exemple « La mariée juive » ou certains autoportraits), au pire résignées, prêts à accepter leur sort. Même si ce sort est loin d’être enviable – comme par exemple celui de Lucrèce sur le point de se suicider après avoir été violée. Ce que montre Rembrandt, ce ne sont pas des gestes grandiloquents, mais un visage qui exprime soit le bonheur, le calme, soit la détresse, soit un conflit intérieur – et la décision qui s’ensuit. Tout se passe dans le regard, les traits, le jeu de lumière.
Bien sûr, il n’y a pas que des sujets modestes, il y a aussi des portraits de riches, faits sur commande. Il fallait bien vivre. Mais même là, les regards, les attitudes, les gestes sont d’un naturel et d’une (apparente) spontanéité rares à l’époque. On préférait les portraits individuels solennels, des portraits de groupe statiques, où tout le monde était bien visible (surtout ceux qui avaient payé plus que les autres). Rembrandt, lui, en faisait un ‘tableau de troupe’ vivant – ce qui, on le sait, ne plaisait pas à tout le monde.
Mais vus maintenant, ces tableaux nous forcent à reconnaître que Rembrandt était un génie sur le plan de la composition. Regardez ces ‘syndics’ (‘De staalmeesters’) qui semblent parler avec les mains, qui bougent au point de se lever de cette table autour de laquelle ils sont réunis.
Formidablement modernes aussi sont ses dessins et gravures. Quelques traits de plume ou de pinceau, et voilà une figure humaine, un paysage, une scène, biblique ou autre. Souvent, Rembrandt remaniait ses gravures jusqu’à les obscurcir totalement, ou presque – en particulier les scènes de l’Évangile. Il est fort intéressant de pouvoir comparer ces différents stades, depuis l’esquisse jusqu’à la gravure ou la toile.
Justement, ces techniques font partie des choses que l’on découvre encore mieux dans la belle petite exposition dans cette maison où Rembrandt vécut si longtemps et où il enseignait à de nombreux élèves. Certains d’entre eux sont devenus célèbres à leur tour, tel Ferdinand Bol, Carel Fabritius, Nicolaes Maes ou Samuel van Hoogstraten. Ce dernier, établi à Dordrecht, envoyait pas mal de ses propres élèves parfaire leur art chez Rembrandt.

Certains d’entre eux (tel un Ferdinand Bol, ou un Godfrey Kneller – né Godfried Kniller, qui fut l’élève des deux) ont fini par opter pour un style différent. Mais bien souvent, la patte du maître est évidente. C’est en voyant comment ses élèves rendaient un sujet (parfois le même que leur maître) que non seulement on reconnaît l’influence de Rembrandt, mais aussi la différence entre le génie et le talent.
Rembrandt fut un maître sévère, dit-on. Il appliquait la maxime de Boileau, « vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage », jusqu’à ce l’élève maîtrise ce qu’on demandait de lui: la composition, les jeux de lumière… On voit ces différents stades, on voit aussi les études d’après nature (et d’après un modèle – parfois nu, ce qui n’allait pas de soi dans la ville calviniste qu’était Amsterdam au 17e siècle…), on voit même un tableau qui montre comment on manipulait la lumière dans ce temps-là.
Oui, si vous avez le temps, visitez le Rembrandthuis aussi bien que le Rijksmuseum. Ce sera une expérience fort enrichissante. Et n’oubliez pas: partout, il y a des parcours pour enfants! Et si après, vous en voulez toujours plus, faites donc une « promenade Rembrandt » à travers le vieux centre de la ville…