Migrants par les deux bouts

Kadir van Lohuizen et la famille Rharib à l'Amsterdam Museum
Kadir van Lohuizen et la famille Rharib à l’Amsterdam Museum. Photo Kadir van Lohuizen

Il y a des images qui évoquent beaucoup plus qu’elles ne montrent. Des images qui ne se contentent pas de raconter des histoires mais qui, de surcroît, créent des émotions, qui vous emmènent loin.

Les photos de Kadir van Lohuizen (1963) sont de celles-là. Ce photographe ‘engagé’ a toujours suivi un parcours hors des sentiers battus – j’y reviendrai. Dans « Ali & Laïla», la série de photos exposées actuellement à l’Amsterdam Museum, il raconte la vie quotidienne d’une famille marocaine immigrée aux Pays-Bas. Van Lohuizen a suivi cette famille pendant une année en 1993. C’est la mère, Laïla, qu’il a rencontrée la premmière, à la maison de quartier où elle travaillait. « Il y avait un petit problème», dit Kadir, rétrospectivement. « Quatre jours après, ils partaient au Maroc pour les vacances. Or, je voulais à tout prix partir avec eux. » Laïla finit par acquiescer – et son mari aussi.

Les voilà donc partis au pays, avec une bouche de plus à nourrir pendant plusieurs

Photo Kadir van Lohuizen / NOOR Famille Rharib - 1993; Hamza dit au revoir à son oncle avant le départ annuel pour le Maroc.
Photo Kadir van Lohuizen / NOOR
Famille Rharib – 1993; Hamza dit au revoir à son oncle avant le départ annuel pour le Maroc.

semaines, et un passager de plus dans la voiture, un géant de surcroît. Qui les suivait à tout instant, de quoi devenir fou (ce qui, d’ailleurs, n’est jamais dit ni suggéré – mais je sais que cela me serait arrivé). Une mouche sur le mur? Peut-être, mais alors une mouche qui ne s’ignore pas.  D’autant qu’il sait être tenace, Kadir. Sa carrière le prouve, et ses amis le savent.

Au vernissage, c’est son pote, l’écrivain néerlando-marocain Abdelkader Benali qui le

Abdelkader Benali, écrivain néerlando-marocain. Photo Jacqueline Wesselius
Abdelkader Benali, écrivain néerlando-marocain. Photo Jacqueline Wesselius

souligne.  Les deux amis étaient ensemble en reportage à Gaza, raconte-t-il. « Beaucoup de maisons démolis, en ruine. C’était d’une tristesse… On avait trouvé une famille sur qui  centrer notre reportage et tous les jours, on y allait prendre le thé. Tous les jours, tous les jours. Moi, j’avoue que, au bout d’un moment, j’en avais fait le tour. J’avais vu ce que je voulais voir, je voulais rentrer. Pas Kadir. Il lui manquait une photo à faire. Alors, on continuait de prendre le thé. Et le lendemain. Et le surlendemain. Et le sur-surlendemain. Il a même réussi, continue l’écrivain, à me faire repousser mon départ de quatre jours! Comment il a fait, je n’en sais rien. Et tout d’un coup, il l’avait, son cliché. Le cliché qui montrait que c’étaient les femmes qui se redressaient les premières. Et là, j’ai compris pourquoi Kadir tenait tant à rester et à faire cette fameuse photo. »

Kadir van Lohuizen, à l'Amsterdam Museum.
Kadir van Lohuizen, à l’Amsterdam Museum. Photo Jacqueline Wesselius.

Ce n’est pas pour rien que Kadir van Lohuizen a réalisé des reportages qui auraient fait reculer plus d’un. Non content de couvrir des guerres, des catastrophes sur trois continents, dans des conditions difficiles par définition, il s’est investi dans plusieurs projets de longue durée. Comme par exemple son ‘Via Panam’, qui l’a fait parcourir le continent américain de la Terre de Feu jusqu’à l’extrême Nord de l’Alaska. Douze mois il a mis a faire ce trajet, retraçant les pas – et les vies – des migrants qui, (presque) partout, se dirigent toujours vers le Nord. Il y a quelques années, il a fondé, avec quelques photographes amis, l’agence Noor (« lumière » en arabe, ce qui n’est pas un hasard). Les douze photographes qui en font partie maintenant sont tous spécialisés dans les reportages de longue durée.

Retournons à Amsterdam et au musée qui porte ce nom. Les Rharib qui font l’objet de la présente exposition temporaire sont des Amsterdamois  – tout marocains qu’ils soient par ailleurs. Hamza, l’unique fils – les quatre autres sont des filles, certaines voilées, d’autres non – ressemble à s’y méprendre à un ‘titi’ amsterdamois, surtout quand on l’entend parler. C’est l’accent de la ville, on ne peut s’y méprendre. C’est Nora, la cadette des filles, qui a retrouvé Kadir, il y a quelques années, tout à fait par hasard, dans un hôpital. Lui y était pour voir un ami, elle pour être auprès de son père, mourant – bien que son Alzheimer l’empêche de reconnaître sa femme comme ses enfants. Elle a appelé Kadir. « Ben quoi, tu ne me reconnais pas? » Non, il ne la reconnaissait pas, la petite fille d’antan devenue jeune femme, mère de famille même. « Il faut que tu viennes », lui dit-elle simplement. « Mon père va mourir.»

Il est venu, et revenu. De nouveau, il a photographié cette famille, vingt ans après. De nouveau, ils sont partis au Maroc. En avion, cette fois-ci. Ils ont visité la tombe du père. La petite amie de Hamza les a accompagnée, aussi blonde et nordique que les autres sont bruns et méditerranéens.

Photo Kadir van Lohuizen / Noor .Hamza Rarhib et son amie Gigi au marché Albert Cuyp à Amsterdam.
Photo Kadir van Lohuizen / Noor .Hamza Rarhib et son amie Gigi au marché Albert Cuyp à Amsterdam.

Regardant ces photos, je revoyais aussi la Goulette,  le port de Tunis, où j’ai vu débarquer des « immigrés » qui venaient passer l’été au pays, et leurs voitures, des Volvo, des Mercedes, chargées à craquer, des plaques d’immatriculation françaises, allemandes, néerlandaises. Et j’ai vu des gamins dans la banlieue de Tunis,  jouant au foot avec leurs cousins allemands, néerlandais, français… Tous imprégnés de plusieurs cultures. Puis d’autres souvenirs sont remontés à la surface – des images de mes grands-parents, migrants à leur façon, venus de leur lointain village avec leurs traditions de paysans, leur accent à couper au couteau… Et malgré tout, eux aussi ont choisi de ne retourner « au pays » que pour les vacances. Ils ont essayé, une fois, d’y rester. Mais ils sont revenus à la ville, LA ville comme on appelle Amsterdam en yiddish, Mokum. Leur vrai chez eux, c’était là – la même ville, le même quartier que Laïla adopta presqu’un siècle plus tard.

D’autres membres de la famille sont partis plus loin. Les Etats-Unis, le Canada, plus tard l’Australie aussi. Ma grand’mère n’a jamais revu son frère « canadien» depuis son départ définitif (lui aussi était revenu une fois – pour chercher une femme…). Laïla, elle, rêve de voyager. S’installer au Maroc? Non. Elle y retournera de temps en temps, certes. Mais elle veut surtout voir d’autres pays: « J’ai travaillé beaucoup. J’ai soigné mon mari pendant douze ans. A présent, je veux vivre pour moi. »

 

2 commentaires

  1. Double présence ? « Tous imprégnés de plusieurs cultures » en effet. Si Abdelmayed Sayad a pu (se dégageant peu à peu de l’ombre de Bourdieu) parler de « double absence » pour caractériser la situation des immigrés(d’Algérie)-émigrés en (France) car la lutte des deux nationalismes, celui de la France coloniale et celui de l’Algérie indépendante, ne pouvait s’accorder sur une définition commune de leur situation au regard de chacune des Lois et des opinions publiques, cette exposition et l’ article passionnant qui la présente (merci, Jacqueline) permettrait de parler de » double présence ». Il semble que la tradition d’accueil aux exilés et d’ouverture au reste du monde, séculaire des Pays Bas – même si d’autres positions politiques se soient récemment fait jour – ait permis cet inscription positive dans le pays où l’on vit (et où l’on est né) sans obérer les liens avec le pays où vit la communauté d’origine.
    En contraste, un web documentaire sur la situation en France des « chibanis »( têtes blanches), retraités contraints de naviguer précairement entre leurs deux pays pour garder leur droit à leur (très maigre) pension et conditions d’existence : http://webdoc.france24.com/chibanis-france-travailleurs-immigration-maghreb/

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