
Quelle grande, quelle immense exposition ! Le Stedelijk Museum, musée municipal d’art moderne d’Amsterdam, a mis – si j’ose dire – les petits plats dans les grands pour cette exposition consacrée à Kasimir Malévitch (Kiev, 1878 – Léningrad, 1935). On ne sait pas où donner de la tête. Et après avoir tout ( ?) vu, je suis revenue sur mes pas afin de revoir certaines œuvres, de les mettre en perspective dans ma tête en quelque sorte.
Alors, disons-le d’emblée : cette exposition vaut le détour – peut-être même le voyage, dans la mesure où de toutes manières il y a tant d’autres choses à voir dans les environs… Il faut voir cette exposition Malévitch, et la revoir – peut-être à Bonn, au printemps de 2014, ou bien à la Tate Modern de Londres, plus tard. De toutes manières, ce ne seront pas les mêmes expositions. Malévitch étant de tout temps un peintre-icône du Stedelijk, qui possède beaucoup de ses oeuvres, cette exposition va sans doute plus loin que les autres – ne serait-ce que parce qu’elle comprend plus de 500 objets… La Tate Modern et la Bundeskunsthalle mettront des accents différents, nous montreront sans doute Kasimir Malévitch sous un autre jour.


Car il est certain que le peintre russe peut se montrer sous des jours fort différents. Bien sûr, il n’est pas le seul, loin de là, à être allé du figuratif à l’abstrait, en passant par le cubisme. Mais un aller-retour, c’est tout de même plus rare. Et puis, il a touché à tant de choses, il s’est lancé dans les maquettes d’architecture, dans les objets quotidiens, dans le graphisme… Il ne s’est pas contenté de peindre, il a ébauché des théories, il a enseigné… jusqu’à ce que les autorités ferment l’école des Beaux-Arts à Vitebsk, celle qui font fondée par Marc Chagall… Comme tant d’autres, Malévitch a voulu ‘vivre’ la révolution russe dans son art. Comme tant d’autres, il s’est cassé le nez, Staline aidant. Alors,

comme pas mal d’autres artistes, il s’est adapté – du moins en apparence – en faisant marche arrière toute. Comme s’il voulait dire : Vous voulez de l’art « réaliste » ? Eh bien, vous l’aurez ! Mais en même temps, en se remettant à la peinture figurative, impressionniste de ses débuts (et en antidatant plusieurs œuvres… acte de révolte ?), il a montré aussi à quel point il dominait son art. On n’a pas l’impression de se trouver en face de tableaux « rétro » en regardant ses portraits des années 30. On voit des œuvres d’un portraitiste extraordinaire – n’en déplaise à la théorie malévitchienne, pour qui l’abstraction « absolue » équivalait au « suprématisme ».
Parmi les œuvres exposées, une des plus anciennes (1902) représente une femme dans un jardin. C’est le printemps. Elle est assise, l’air sereine, un journal étalé sur les genoux, mais elle ne lit pas, elle regarde celui ou celle qui l’observe. Couleurs pastel, style impressionniste, voire – par endroits – pointilliste. (Femme, un journal sur les genoux). D’autres peintures impressionnistes, pointillistes, l’entourent. Puis, les couleurs des œuvres de Malévitch deviennent plus fortes, les formes plus marquées. C’est Malévitch-le-fauve. Très vite, il assimile ou même les réduit ces formes à des formes géométriques – c’est sa période cubiste, bien qu’il semble privilégier les ronds et les ovales aux carrés et aux triangles. Son Baigneur (1911) et ses Baigneuses (1908-1909) me font penser aux Baigneuses de Cézanne, autant qu’à certaines œuvres de Fernand Léger, bien que couleurs et atmosphère sont fort différentes. Pour Malévitch, ni idylle pastorale ni instruments de musique – ou exceptionnellement, plus tard. Mais d’abord, il peint des paysans forts et (littéralement) hauts en couleurs, des moissonneuses, un bûcheron. Là, nous sommes en 1911. Des têtes comme des œufs, où seuls les yeux restent visibles, comme dans un masque ou un passe montagne.
Deux ans plus tard, son cubisme est déjà plus « pur et dur », souvent avec des éléments figuratifs « cachés » dans le tableau, souvent avec ça et là des lettres aussi, parsemés à travers le tableau. Mais toujours des sujets très terre à terre, des outils, des machines – et oui, de temps en temps, un portrait. Et en même temps il se manifeste comme caricaturiste, dans une série de cartes postales mettant en scène des militaires moqués – et chassés ! – par des paysans, et surtout des paysannes.
En 1913 encore, le voilà à l’œuvre dans une catégorie fort différente, l’opéra. Avec Alexsei Kruchenykh et Makhail Matiushin, il monte Conquête du soleil, symbolisant la révolte contre la tradition oppressante. Comment décrire les images, les personnages dessinés par Malévitch ? Au risque d’être iconoclaste, je dirais que j’y vois de la commedia dell’arte revue par le cubisme… L’exposition nous montre non seulement les dessins, mais aussi, sur grand écran, des extraits de l’opéra – et un « remake » (de Sjaron Minailo) tout à fait 21e siècle.

Kasimir Malévitch, lui, évolue vite, plus vite que ses contemporains russes, exposés ici également. On dirait qu’il était pressé. A-t-il pressenti que la révolution russe, encore à venir, ne lui laisserait pas beaucoup de temps pour expérimenter avec l’art ? Toujours est-il qu’en 1915, le voilà conquis par l’abstraction. A Saint-Petersbourg, récemment rebaptisé Petrograd, il montre 39 tableaux entièrement abstraits, où les couleurs primaires dominent – plus le noir, dans une exposition intitulée 0,10. La dernière exposition futuriste. Et en même temps, Malévitch éprouve le besoin de justifier son évolution par une théorie. Il fait distribuer un manifeste, dans lequel il déclare que « les objets sont partis en fumée devant une culture artistique nouvelle ». Cette culture nouvelle, il l’appelle le « suprématisme » : la suprématie de la peinture, de la couleur sur la toile, libérées de toute représentation, de toute ressemblance avec le monde « réel ». Des 39 tableaux de cette expositon-manifeste, le Stedelijk a pu en réunir 21, disposés de la même façon qu’en 1915, le fameux Carré noir tout en haut, dans l’angle.
« En faisant connaissance avec l’art des icônes, j’ai acquis la conviction que l’essentiel n’est pas dans l’étude de l’anatomie et de la perspective, ni dans la peinture de la nature dans sa propre vérité, mais que l’essentiel est dans la perception intuitive de l’art », Malévitch écrira-t-il plus tard (1933, deux ans avant sa mort), dans une autobiographie .

Dans les années qui suivent, Malévitch va plus loin dans cette voie de l’abstraction – pour en arriver à des peintures entièrement blanches. Là encore, il formule sa théorie : « J’ai cueilli les couleurs [du ciel], je les ai mis dans un sac que j’ai fait, et que j’ai fermé en nouant une ficelle autour. Voguez ! Le blanc, la profondeur de l’éternité, est devant vous. » Là encore, devant ces tableaux blancs – mais des blancs où transpercent des couleurs, si vagues, si lointaines soient-elles – j’ai eu des associations « sauvages », avec des œuvres de Marc Rothko, en particulier ses peintures murales « noires » faites pour la chapelle de. Elles aussi, ces peintures sont loin d’être d’un noir uni. Plus on les regarde, et plus on perçoit des différences.
Mais Malévitch est arrivé au bout. Que pourrait-il y avoir encore après ou derrière le blanc ? Aussi est-il content qu’El Lissitzky avance son nom comme professeur d’art à Vitebsk, à l’académie des Beaux-Arts fondée par Marc Chagall. Il sera un professeur passionné et passionnant, bien qu’il ne reste pas très longtemps à Vitebsk et s’en retourne vite à Pétrograd, où il devient directeur d’un autre institut d’art. En même temps il commence, avec d’autres artistes, à s’occuper d’arts décoratifs, à dessiner des objets utilitaires de la vie quotidienne. Pareillement, il se lance dans les maquettes d’architecture, ou en tout cas des objets tridimensionnels (il y en a au Centre Pompidou, pour qui ne peut pas faire le voyage d’Amsterdam). Mais ces carrières « parallèles », de même que la peinture abstraite, prendront fin vers le milieu des années 1920. Les révolutionnaires ont déclaré que l’art devait redevenir réaliste et au service du peuple… Malévitch met ses œuvres en sécurité à Berlin avant de retourner, en 1927, à Pétrograd rebaptisé Léningrad. Il organise quand même encore une rétrospective de ses œuvres – mais il est tenu à l’oeil par les autorités communistes. Ses amis brûlent certains de ses écrits.

Et voilà que Malévitch retourne à son style antérieur, la peinture de la vie rurale, de portraits, parfois en antidatant ses œuvres, parfois en y mélangeant quand même des éléments cubistes ou abstraits. N’empêche : si « rétro »qu’ils soient, ces portraits sont d’une grande beauté, d’une grande sensibilité. En mai 1935, Kasimir Malévitch meurt d’un cancer de l’estomac. Le cortège funèbre sera suivi d’un grand nombre d’amis. Son tombeau, près de sa datcha, sera marqué d’un cube blanc et d’une croix noire, œuvre de Nikolai Suetin.
Jusqu’au 2 février 2014 au Stedelijk Museum d’Amsterdam, Museumplein 10, 1071 DJ Amsterdam, tél. +31 20 573 2911
Bundeskunsthalle, Bonn, 11 mars – 22 juin 2014
Tate Modern, Londres, 17 juillet 2014 – 26 octobre 2014
Je l’ai vue à Londres en septembre. Une découverte majeure.
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N’est-ce pas?
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