Le Rijksmuseum comptait sur quelque 10.000 visiteurs, le samedi 2 juillet, quand toute la journée l’entrée était gratuite. Gratuite! Eh bien, plus de 12.000 en ont profité, pour fêter le retour (fût-il temporaire) de « Marten et Oopjen » dans leur ville d’origine. Et pour enfin « les » voir « en vrai », depuis le temps qu’on en entendait parler (et faire une selfie pour prouver qu’on y était…).
Marten et Oopjen? Qui ça ? Ben voyons! Pour qui ne connaît pas encore ce célèbre couple: Marten Soolmans et Oopjen Coppit, jeune couple peint par Rembrandt en « people » : en pied, comme on ne le faisait que pour les rois et autres puissants, habillés de soie et de dentelle, et suivant la dernière mode. Mariés depuis un an, ils sont heureux, ils sont riches, ils attendent leur premier enfant. Voici les « Kim Kardashian et Kanye West du XVIIe siècle », comme il est dit dans une vidéo du Rijksmuseum…
Pour tous ceux qui ne les ont pas encore vus (au Louvre), ce couple désormais célèbre, courez au Rijksmuseum…. sans oublier que vous ne serez pas les seuls… Essayez pourtant de vous rapprocher, admirez la dentelle, la soie peintes par Rembrandt, âgé alors de 28 ans, très demandé comme portraitiste et tout juste marié à sa Saskia chérie (qu’il devra enterrer huit ans plus tard, tout comme Oopjen devra alors enterrer son Marten…). Le bonheur, la fierté qu’il lisait sur leurs visages, il devait les partager – et s’il n’était sûrement pas aussi riche qu’eux, il ne devait pas être à plaindre.
A l’époque, il cherchait à décrocher une commande très convoitée : un grand tableau représentant une des nombreuses milices constituées par les bourgeois d’Amsterdam. Ils avaient l’habitude de se faire peindre en grande pompe, dans leurs plus beaux vêtements et portant des armes qui étaient souvent des armes d’apparat – montrant ainsi plus leur pouvoir et leur richesse que leur aptitude au combat. Le double portrait du couple Soolmans-Coppit devait l’aider à convaincre ses commanditaires miliciens – et il y a réussi. Cette fameuse commande a abouti à La Ronde de Nuit – dont Oopjen et Marten sont maintenant les voisins. Cette année, ils y resteront jusqu’au mois d’octobre, après quoi les tableaux seront restaurés, pour ensuite être montrés, par roulement, au Louvre et au Rijksmuseum.
Oui, ces deux portraits ont été acquis conjointement par la République française et le Royaume des Pays-Bas qui, pour l’occasion, sont pour ainsi dire mariés en communauté de biens.

Oh, ça ne s’est pas fait tout seul, loin s’en faut. Avant ce fameux double achat (coûtant la petite somme de 160 millions d’euros), les portraits étaient en possession du baron de Rothschild, dont un aïeul en avait fait l’acquisition en 1877. Jusque-là, ils étaient restés à Amsterdam, d’abord auprès des descendants d’Oopjen et de son second mari (Maarten Daey), pour être achetés en 1799 par un riche commerçant, Pieter van Winter, qui les passa à sa fille Anna, mariée à Willem van Loon. Les héritiers d’Anna, coincés par des droits de succession élevés (et plus intéressés par l’argent que par l; art), se sont vus obligés de les vendre, et c’est Gustave baron de Rothschild qui les a acquis – ainsi que toute la collection Pieter van Winter, pour la somme de 1,5 million de florins. (L’hôtel particulier des Van Loon, devenu musée, présente une exposition sur la famille et les deux portraits.)
Apparemment, les autorités néerlandaises de l’époque s’en fichaient pas mal de voir disparaître à l’étranger un trésor aussi important… Pourtant, à l’époque, les tableaux étaient déjà fort célèbres, grâce aux nombreux visiteurs des Van Loon, qui pouvaient les admirer chez eux. L’un de ces visiteurs était le critique d’art français Théophile Thoré, connu surtout pour avoir redécouvert Vermeer, qui fréquentait beaucoup les musées, les galeries et collectionneurs privés, notamment aux Pays-Bas et en Belgique.

Dans les années 1950, les tableaux ont fait un petit retour aux Pays-Bas, pour être montrés – déjà au Rijksmuseum – dans une grande exposition des œuvres de Rembrandt (1956; je l’ai vue, soit dit entre parenthèses, bien que je fusse toute gamine) et pour y être restaurés préalablement. Le baron de Rothschild avait insisté pour que ce soit le Rijksmuseum, et lui seul, qui se charge de ce travail.
Restauration
De nouveau, c’est au Rijksmuseum que la restauration a été confié. Cette fois-ci supervisée par une commission internationale – ce qui exclut toute controverse. Car il est bien connu que la France et les Pays-Bas ont des vues différentes sur la restauration de tableaux anciens, la conception française étant plus conservatrice que celle des confrères et des consœurs néerlandais. Le patin qui s’est installé au cours des siècles fait partie de l’histoire d’un tableau, estiment les expert français et en conséquence, il faut le respecter. Mais, objectent les conservateurs et restaurateurs néerlandais, ce patin n’y était pas à l’origine, et donc il n’a pas de raison d’y être. Pour paraphraser Rudyard Kipling : le sud, c’est le sud et le nord, c’est le nord, et jamais les deux ne se rencontreront…
Heureusement, pour Marten et Oopjen, pas de controverse possible, raconte Taco Dibbits, le nouveau directeur du Rijksmuseum (auparavant conservateur, puis directeur des collections du même musée, donc concerné au premier degré depuis le début des tractations) : les tableaux ayant été revernis dans les années cinquante, c’est plus une question de nettoyage que de patin à enlever ou à laisser. L’harmonie est totale, d’après Taco Dibbits : « Vous savez, l’art nous unit. Dès que l’achat a été conclu, les collègues du Louvre nous ont dit : « Vous êtes ici chez vous, considérez le Louvre comme votre résidence secondaire. » Alors, nous on leur a dit la même chose. On fait tout d’un commun accord. Les tableaux seront exposés par roulement, d’abord de trois mois, ensuite de cinq, puis de huit années. Et seuls le Louvre et le Rijksmuseum ont le droit de les exposer. »
Cependant, l’harmonie n’a pas toujours été aussi totale – du moins, pas au niveau des Ëtats. Jet Bussemaker, ministre néerlandaise de l’Enseignement, de la Culture et de la Recherche scientifique, ne désire pas entrer dans les détails (« On a écrit beaucoup de choses… »), mais les titres des journaux de l’époque en disent assez.
« Cafouillage aux Rembrandt », titre Le Monde du 26 septembre 2015. Et le corps de l’article poursuit :
Cafouillage diplomatique ? Erreur stratégique ? Le feuilleton des Rembrandt appartenant à la famille Rothschild connaît un nouveau rebondissement. Depuis 2013, deux tableaux peints en 1634 par le maître hollandais, portraits d’un couple de riches marchands, sont mis en vente par la famille Rothschild pour 160 millions d’euros. Le 24 septembre, le ministère de la culture français a finalement annoncé que la France se proposait d’acquérir l’un des deux tableaux pour la somme de 80 millions d’euros grâce au mécénat de la Banque de France. Les Pays-Bas, eux, achèteraient le second, en vertu d’un courrier adressé en juillet au propriétaire.
Les deux toiles seraient alors présentées conjointement, et en alternance, au Louvre à Paris et au Rijksmuseum d’Amsterdam. Sauf que patatras, le ministère de la culture néerlandais a démenti vendredi tout accord avec la France. « C’était une lettre de proposition, où les deux ministres indiquaient qu’ils étaient intéressés, rien de plus, a confié au Monde un responsable du ministère de la culture néerlandais. Le propriétaire a dit clairement qu’il voulait le vendre au Rijksmuseum. Notre ministre est confiante dans le fait que ces deux œuvres rejoindront les Pays-Bas. »
(…) En 2013, la France avait accordé sans barguigner le certificat permettant d’exporter les peintures, se refusant à les classer « trésors nationaux ». (…) En mars, le site de La Tribune de l’art, tenu par Didier Rykner, dénonçait avec rage : « Désormais, si l’on autorise la sortie de France d’œuvres telles que ces deux Rembrandt, c’est que la notion même de trésor national n’existe plus ».
Marten et Oopjen chez eux
Cela suggère assez les marchandages qu’il a dû y avoir, comme les hésitations d’une part et les pressions d’autre part… sans parler des chantages qui ont sûrement dû se produire aussi. C’est le passé. Le vent s’est calmé. Les deux pays ont trouvé un modus vivendi – et les moyens financiers pour se procurer conjointement les deux tableaux. A l’époque, la presse comme les médias dits sociaux ont dit pis que pendre de Fleur Pellerin, qui était alors ministre de la Culture en France. Mais son homologue néerlandaise (un « poids lourd » politique dans son pays), insiste que, « à partir de l’été 2015 », elle avait d’excellents rapports avec sa collègue française (« on s’appelait régulièrement sur nos portables, ou on s’envoyait des sms ») et qu’elle regrette son départ, bien qu’elle ait aussi de bons rapports avec Audrey Azoulay, bien entendu. Et Jet Bussemaker résume: « Que deux pays européens puissent collaborer aussi étroitement, c’est beau, non ? Cela a valeur de symbole aussi. Surtout à l’epoque que nous vivons… »

Ma foi, qui suis-je pour la contredire ? Et surtout, quelle importance, cette turbulence du passé, maintenant que « tout est bien qui finit bien » ?
Allez, courez voir Marten et Oopjen. Au Rijksmuseum, « où ils sont chez eux, parmi d’autres Rembrandt, dont aucun musée au monde n’en a autant que nous » (Taco Dibbits) ou bien au Louvre, « parmi les Caravages et les Raphaël, bref, les égaux de Rembrandt, et ça aussi c’est très beau à voir ».
Mais si vous voulez les voir à court terme, il n’y a que le Rijks (qui, d’ailleurs, a mis plus d’un demi-million d’oeuvres d’art en ligne). Et profitez-en pour aller voir aussi les superbes paysages d’Adriaen van de Velde, contemporain de Rembrandt et installé à deux pas de chez lui. J’en parlerai plus longuement dans un autre blog. Et si vous avez encore le courage, jetez aussi un coup d’œil aux estampes japonaises modernes (début XXe siècle), bien différentes évidemment des peintures du XVIIe siècle, mais tout aussi superbes.
Bonjour Jacqueline, merci pour cet intéressant et inédit article sur les deux portraits. Savez-vous combine de temps va durer la restauration des deux portraits et quand « Marten et Oopjen » seront de nouveau présentés au Rijksmuseum ?
Merci d’avance pour votre réponse.
Bien cordialement.
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Bonjour, je ne retrouve pas dans mes notes la durée prévue de la restauration. J’ai posé la question aux services concernés, dès que j’aurai la réponse, je la publierai ici. Je que je sais d’ores et déjà, c’est que ce ne sera pas une ‘grande’ restauration, étant donné que cela a été fait dans les années 1950 (et apparemment, cela n’a pas besoin d’être fait pus d’une fois au cours d’un siècle…). Il s’agit, m’a-t-ton assuré, d’un simple ‘nettoyage’. Chez les Rothschild, les propriétaires précédents, les peintures étaient exposées dans une salle non climatisée où l’on vivait, voire fumait…
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