
Il y a une photo qu’on connaît sans doute tous : celle de deux touristes (qu’on suppose américains) en jogging rouge, prenant des photos des baraques d’Auschwitz. Elle a fait le tour du monde en 2009 quand le prestigieux World Press Photo lui a décerné le premier prix dans la catégorie ‘Art et Amusement’.
‘Amusement’, vous lisez bien. Cette photo icône fait partie d’une série que le photographe, Roger Cremers (retenez ce nom) a fait pour montrer qu’Auschwitz était devenu un spectacle, une sortie touristique. La navette qui amène les visiteurs d’un endroit à un autre est bondé. Les gens s’y promènent en tenue de loisirs, s’y font photographier en famille, font des selfies, bavardent ou passent des coups de fil pendant qu’ils attendent l’heure de la prochaine visite.
Le spectacle met mal à l’aise. On sourit jaune, on pense – à son corps défendant – à ce calembour juif d’un humour ultra-noir et à peine supportable : ‘There’s no business like shoah-business…’
C’est justement parce qu’il était choqué par ce qu’il voyait à Auschwitz que Roger Cremers a eu l’idée d’une investigation poussée de la façon dont la Seconde Guerre Mondiale est vécue aujourd’hui.

Ce n’est pas le premier sujet qu’il approfondit de cette façon. Enfant de la région minière du Limbourg néerlandais, et petit-fils de mineur lui-même, il a traversé le monde en tous sens pour photographier les charbonnages, là où ils étaient encore ouverts. En Chine, en Afrique du Sud, et tout d’abord en Pologne. Il ‘s est même installé durant un certain temps dans une région minière – qui se trouvait être à proximité d’Auschwitz.

C’est ainsi qu’il a commencé à visité le camp d’extermination en 2002 – pour y revenir plusieurs fois dans les années qui suivirent, intrigué et mal à l’aise par ce qu’il y voyait. Ensuite, après le charbon, la manière dont on regarde la Seconde Guerre Mondiale – et les façons dont parfois on la revit – est devenu pour lui le second sujet qui ne le lâche pas.
Pour vivre, Roger Cremers fait des portraits pour les journaux, de beaux portraits, originaux. Mais ce sont ces sujets si difficiles à photographier, qui le font voyager des milliers de kilomètres, où il investit du temps, de l’argent, de l’effort, qui lui tiennent sacrément à cœur. « Ça, c’est moi », dit-il.

Le Fort Eben-Emael, entre Maastricht et Liège, a été construit entre la Première et la Seconde Guerre Mondiale. La bataille du fort se rejoue par des groupes internationaux d’acteurs amateurs. Des soldats belges défendent le fort contre les Fallschirmjager, des parachutistes allemands.
PHOTO AND COPYRIGHT ROGER CREMERS
Parfois, il attend des semaines pour avoir les autorisations nécessaires. Il met la main à la pâte : il descend avec les mineurs, il se salit comme eux, il passe des journées sous terre. Et lorsqu’il se trouve au fin fond de la steppe russe, où des bénévoles remuent la terre à la recherche de quelques-uns des milliers de corps qui y sont encore ensevelis, il finit par prendre une bêche à son tour. Et il remue la terre comme les autres. Quand ailleurs, aux Pays-Bas ou en Normandie, d’autres bénévoles rejouent certaines scènes de la libération ou du débarquement, il ne se contente pas de prendre des photos pendant une heure ou deux. Il veut vraiment comprendre ce qui motivent ceux qui font ça. Et il veut montrer tous les aspects de la commémoration. Ainsi, à côté des séries sur Auschwitz et Sobibor, il y en a une sur Berchtesgaden, le nid d’aigle d’Hitler dans les environs de Salzburg. Et à côté des cérémonies sur les plages normandes, il y a des photos de réunions d’anciens SS. Et de nouveau, on éprouve un malaise, qui n’est pas forcément le même devant tous les clichés.
Regarder ces photos fait réfléchir. Quels sont, au fond, nos rapports avec cette guerre, terminée voilà plus de soixante-dix ans, mais qui ne nous lâche pas ? Avec qui nous identifions-nous ? Entre victimes, résistants, combattants, « bons », « mauvais », témoins, complices, bref, toute la gamme, où nous situons-nous ? Et comment faisons-nous le lien avec le présent ? Des questions, des questions… Plus je regardais ces photos, plus je perdais mes certitudes, et plus mon malaise grandissait.
Pour la première fois, ces séries de photos sur la Seconde guerre mondiale sont à voir dans leur ensemble, au Musée de la Résistance (Verzetsmuseum) d’Amsterdam. Bien sûr, vous pouvez en voir un certain nombre sur le site de Roger Cremers, mais à regarder ces agrandissements, à se promener au milieu et à voir les contrastes , ne fait pas le même effet. Donc, si vous vous trouvez à Amsterdam, faites-y un saut. Je sais, il y a de la concurrence – rien que sur le plan des photos.

Ainsi, il y a l’exposition annuelle de World Press Photo dans l’Eglise Nouvelle (Nieuwe Kerk ; j’y reviendrai) où il y a des choses très intéressantes. Il y a l’exposition des photos que Henk Wildschut a faites dans le « jungle » de Calais ( « From jungle to city » ) au Foam, le musée de la photo d’Amsterdam, en plein dans l’actualité.
Mais « World War Today », vraiment, vraiment, elle vaut le coup.
Verzetsmuseum, jusqu’au 25 septembre 2016.
L’exposition s’accompagne d’un beau livre (en anglais), intitulé également « World War Today », ISBN 9789462261419, prix € 35,-.