
Hier, nous pleurions les morts de Bruxelles.
Aujourd’hui, mes compatriotes et moi-même pleurons notre héros national: Johan Cruyff (1947 – 2016). Les jours se succèdent et ne se ressemblent pas, les événements s’enchaînent vite, les deuils s’adaptent. C’est ainsi que va le monde.
Oui, si nous n’avons pas oublié « Bruxelles » – loin de là – , pourtant depuis hier soir, nous sommes 17 millions (et plus) à être en deuil à cause de Johan Cruyff (ou Cruijff, c’est selon), footballeur légendaire, bien au-delà de nos frontières, et mort d’un vulgaire cancer au poumon. Oui, c’est lui, bien plus que Guillaume d’Orange (dit Le Taciturne, le père de la République des Pays-Bas), bien plus que Rembrandt en Van Gogh réunis.
Notre héros national, c’est un petit titi d’Amsterdam, maigre comme un clou et pas du tout équipé pour devenir un grand footballeur. Un mec qui non seulement avait des manières bien particulières de faire parvenir le ballon dans le but de l’adversaire (manières que personne ne savait imiter, bien que tout le monde ait essayé), mais qui avait aussi une façon très spéciale de s’exprimer. Et Dieu sait s’il s’exprimait.
J’avoue que j’adorais ses expressions – parfois absconces, ou tautologiques, grammaticalement maladroites, mais qui – pour utiliser une tournure cruyffienne – disaient ce qu’elles voulaient dire. Il y avait des expressions comme
« On ne le voit qu’une fois qu’on a compris »
« On n’a gagné que quand on a gagné »
« Si j’avais voulu que tu comprennes,
je t’aurais mieux expliqué »« Tout inconvénient a son avantage »
et, bien sûr:
« A un momento dado… »
En espagnol, Cruyff disait à tout bout de champ « A un momento dado » , alors que cette tournure n’est pas très courante là-bas; c’était une traduction mot-à-mot de l’expression néerlandaise – la même qu’en français. Un excellent documentaire sur la vie et la légende de Cruyff à Barcelone – qu’on va ressortir – porte ce titre.
Oui, ne serait-ce qu’à cause de ses tournures de phrase, moi aussi je me sens endeuillée, bien que je ne connaisse rien au foot et que – à vrai dire – ce sport ne m’intéresse guère.
Passions
En fait, en ce vendredi saint, j’avais l’intention de vous entretenir de tout autre chose. De musique, et plus précisément de J.S. Bach – une des autres passions de mes compatriotes (moi comprise). Il y a une dizaine d’années, j’ai publié un article sur cette curieuse passion que nous avons de nous jeter tous les ans, vers Pâques, sur, justement, une des Passions de Bach: la Passion selon Saint-Mathieu. Pour ne parler que de moi-même: les années où je ne vais écouter cette Passion dans une salle de concert ou une église, je l’écoute à la radio, en CD ou en streaming, à moins que je ne fasse une escapade vers la Passion selon Saint-Jean ou selon Saint-Luc. Pour nous, une journée sans Bach est une journée perdue, et une année sans la Passion selon Saint-Matthieu est une année perdue.
J’exagère à peine.

Dans l’article que je cite (et dont vous trouverez un résumé mis à jour ici), j’avais compté une vingtaine de chorales ou d’orchestres spécialistes de Bach. Ce nombre n’a fait qu’augmenter, comme le nombre de chefs d’orchestres qui dirigent ou ont dirigé la Passion selon Saint-Matthieu. Ainsi, même Reinbert de Leeuw, pourtant surtout connu comme spécialiste de la musique moderne et même contemporaine, vient de nous présenter « sa » version – et elle est sublime.
Mais Johan Cruyff nous a fait (à nous et à Bach) le coup de mourir la veille du vendredi saint. Et sa crémation a eu lieu en ce vendredi saint même. A Barcelone, en famille. Tandis que l’Amsterdam Museum, fut le premier à ouvrir un registre de condoléances (le stade de l’Ajax, Amsterdam Arena, a suivi) en présence de quelques objets-culte: le Ballon d’Or, que « Johan » a obtenu deux fois, la Coupe d’Europe qu’il a gagnée avec son équipe – et cette célèbre photo de Paul Huf, qui fait aussi partie de la fort belle exposition Made in Amsterdam – 100 ans en 100 oeuvres d’art. De cette exposition, je parlerai plus longuement dans un autre blog. (Et en fait, ce musée avait consacré dans le passé une expo à Cruyff lui-même.)
Village de Béton
Comme si on ne parle déjà pas assez de Cruyff, partout, dans tous les médias, voici encore mon petit grain de sel. Une des raisons pour lesquelles j’ai un faible pour Cruyff, c’est que, gamin, il habitait au coin de la rue où ma tante s’est installée un peu plus tard, à deux pas de l’ancien stade de l’Ajax. Le père Cruyff y vendait des fruits et légumes. Et après le travail, ou le dimanche, il emmenait ses fils au stade. Non, je ne les connaissais pas, mais ma tante a dû acheter bien des choux-fleur, carottes ou pommes chez eux. Et non, je n’y suis pas allée porter des fleurs, comme tant d’autres. C’est là que sa mère est restée toute sa vie, même quand elle s’etait remariée après la mort du père, c’est là que Johan était chez lui.
De temps en temps, j’y fais quand même un petit pèlerinage. Plus à cause de ma tante qu’à cause de Cruyff, ou simplement par nostalgie. C’est que c’est un quartier assez particulier, construit entre 1923 et 1925, et qu’on appelle Betondorp: Village de Béton. Le nom officiel était Village-jardin Watergraafsmeer (du nom du polder, annexé à la Ville d’Amsterdam en 1921, où est situé ce quartier). Les Amsterdamois étant ce qu’ils sont, ce ‘village-jardin’ (il y en avait un autre, et un troisième allait suivre trente ans après) allait forcément avoir un sobriquet.
Ce sont de petits immeubles tout simples, en béton effectivement, et construit comme un village classique autour d’un « Brink », une place centrale. En France, ce serait la place de la Mairie, ou le parvis de l’église, sans aucun doute. A Betondorp c’était l’endroit où se trouvait (et se trouve) la bibliothèque municipale du quartier. Logique, vu les idéaux sociaux-démocrates du conseil municipal de l’époque, qui faisait beaucoup d’efforts non seulement pour que les ouvriers aient des logements salubres et tant soit peu confortables, mais qui aspirait aussi à parfaire leur éducation. Je ne sais pas s’ils y ont réussi. Je sais que ma tante fréquentait beaucoup la « bibliomachine ». Et que les habitants tenaient à leur « village », y restaient souvent toute leur vie, et voyant leurs enfants s’y installer à leur tour.
Les rues y ont toutes des noms agricoles: rue de l’Agriculture, rue de l’Élevage, rue des Maraîchers (celle de ma tante), rue des Champs (celle des Cruyff), et ainsi de suite. Elles se ressemblent toutes, si bien que maintenant je m’y perds à chaque fois. Ce ne sont plus les mêmes habitants, mais on y rencontre le même esprit de clan que jadis.
Je n’ai jamais interviewé ni même rencontré Johan Cruyff. Le plus près de lui que j’aie été, c’était il y a cinq ans, quand je participais à la rédaction d’un recueil des annales de journalisme d’investigation. Nous incluions, pour la première fois, un reportage d’investigation sur le sport, plus exactement sur le Mondial et les pots de vin y afférant.

Or, j’avais trouvé, pour la couverture du livre, une belle photo d’un Cruyff vieillissant, en vélo près d’un stade. Pour pouvoir la publier, il fallait l’autorisation du Grand Homme lui-même – représenté par la Fondation Cruyff, celle-là même qui érige, en son nom, des terrains de foot – ou plus exactement des terrains de sports multifonctionnels – un peu partout dans le monde, pour que les gosses d’un quartier défavorisé puissent jouer au foot ou faire un autre sport. Et cette même fondation finance aussi des études pour les plus doués des jeunes footballeurs.
A la Fondation, ils ont pris leur temps, j’ai bien cru que ça n’allait pas marcher. Mais enfin, enfin…. la bénédiction est arrivée, et nous avions notre couverture.
Repose en paix, Johan. Si tu la vois là-haut, dis un petit bonjour de ma part à ma tante Cornélia, ta voisine au Village de Béton. S’il te plaît. Elle serait tellement contente.