En ces temps où dans ce pays il est surtout question de loups – qu’il s’agisse des loups politiques, des dangereux ‘loups solitaires’ humains ou de loups sauvages (?) rôdant autour de ‘nos’ villages – autant se tourner vers le passé. Un passé à la fois lointain et pas si lointain. Lointain en ce sens qu’il s’est écoulé déjà plus d’un siècle depuis l’époque dont je veux parler : le 19e siècle industriel, le ‘siècle de fer’. Et en même temps, ce passé n’est pas si lointain, car on en voit encore pas mal de vestiges – ou de monuments valorisés, c’est selon. De la Tour Eiffel à certains ponts de chemin de fer, de l’ancienne Gare d’Orsay devenu musée, à bon nombre d’autres gares encore en fonction, même si du bâtiment originel il ne reste souvent que la façade et la toiture. Et même s’il n’en reste plus grand’chose, pensons à toutes ces usines, toutes ces mines, tous ces hauts-fourneaux, tous ces hauts lieux de l’ère industrielle qui – quoiqu’on puisse penser des conditions de travail des ouvriers – ont quand même grandement contribué à la richesse de notre époque.
Chaque pays a ses ‘lieux de mémoire’. Et en même temps, ils sont liés, ils se croisent parfois. Il y a un peu plus d’une semaine, j’admirais les impressionnistes du Musée d’Orsay et je remarquais à quel point ils étaient non seulement charmés par les scènes rurales mais également fascinés par la technique moderne. Le chemin de fer, par exemple, est présent dans pas mal de tableaux de Monet ou de Renoir – ne serait-ce que par une panache de vapeur lointaine, ou sous forme de pont impressionnant.


Quelques jours après, j’étais à l’Amsterdam Museum (qui s’appelait autrefois Musée historique d’Amsterdam, nom que je préfère, et de loin), contemplant les toiles de Hendrik Breitner représentant – entre autres – des chantiers, des chantiers et encore des chantiers, ou bien la place Dam avec ses tramways, ses taxis, ses voitures particulières et sa foule de piétons. (Entre parenthèses : cette dernière peinture existe aussi sous forme de panneau numérique et interactive : vous cliquez sur une partie du tableau (par exemple un tramway, ou la statue) et une explication apparaît. Cela m’a bien plu, et je n’étais pas la seule.)

Breitner était lui aussi fasciné par ce siècle de l’industrie naissante, ce ‘siècle de fer’, tout comme ses collègues français. C’est une des choses que montre l’exposition qui vient de s’ouvrir à l’Amsterdam Museum qui met par ailleurs l’accent sur l’évolution de la technique depuis la fin du 18e siècle et ses conséquences pour la vie sociale et politique, au sens large. Ainsi, la construction du canal de Suez et l’invention du moteur à vapeur ont réduit la distance d’avec les Indes, par exemple, notre colonie au bout du monde (l’actuelle Indonésie). En conséquence, ‘notre’ emprise sur cet immense archipel a augmenté sensiblement. Et du coup, les colons ont commencé à ‘faire suer le burnous’. Parallèlement, en Europe, où les premières usines se construisaient, d’énormes profits étaient réalisés grâce à l’exploitation des ouvriers sous le couvert ‘d’efficacité’ et, partant, de ‘travail à la chaîne’. Aux Indes, il n’y avait guère d’usines, mais il y avait des plantations (thé, caoutchouc – et ce dernier produit prenait de l’importance). Quant aux fermiers indonésiens ‘indépendants’, ils étaient forcés de consacrer une partie de leurs terres au seul profit des ‘seigneurs’ hollandais. Quitte à ne plus avoir assez à manger eux-mêmes. Des fortunes ont été amassées de cette manière, tant par les industriels que par les colons. Profits qui se traduisaient par la construction de belles villas en dehors des grandes villes, le développement du chemin de fer rendant la campagne plus accessible.

Mais l’industrialisation n’a pas eu que des côtés négatifs. Elle a mené aussi au développement de l’infrastructure, à un réseau de canaux comme à un réseau de chemins de fer. Cette infrastructure s’est faite grâce, en partie, à l’insistance sur ce point de notre ‘roi-marchand’, Guillaume Ier, couronné par le Congrès de Vienne après la défaite de Napoléon. L’industrialisation des Pays-Bas a beau s’être faite plus tardivement que dans d’autres pays, ce peuple de marchands s’est bien rattrapé ensuite. Et si d’abord, seuls les privilégiés ont pu profiter de ces fameuses routes, canaux, chemins de fer, pour les autres aussi les distances ont fini par se réduire. Ainsi, les habitants de grandes villes comme Amsterdam ou Rotterdam ont pu se rendre au bord de la mer ou visiter des parents à l’autre bout du pays.

L’industrialisation a contribué aussi au développement de provinces jusque-là laissées pour compte. Dans l’Est et le Sud du pays, dans des régions fort pauvres, se sont installés des usines de textile et de cuir. Le Sud-Est a vu le développement des mines de charbon – avec dans son sillage, il est vrai, la silicose et les accidents de travail, souvent camouflés par les ‘rois du charbon’. Mais ce travail extrêmement dur entraînait aussi le statut de ‘héros’ pour les mineurs et, tout de même, une certaine garantie de revenus. Parallèlement s’est développé un besoin d’acier grandissant ; plus l’industrialisation s’étendait, plus on fabriquait des machines de toutes sortes et plus l’acier devenait indispensables. Là aussi, des conditions de travail extrêmement dures ; et là aussi, une grande fierté professionnelle. Plus le travail était dur et dangereux, et plus les travailleurs semblaient s’en enorgueillir.

Je me souviens du temps où, dans le Nord et l’Est de la France, ces vieilles industries allaient fermer, autour de 1980. De la Lorraine aux Vosges, de l’Alsace au Nord-Pas-de-Calais, toute la population s’insurgeait contre la disparition des mines, des hauts-fourneaux, des usines à textile. Les métallurgistes du Nord organisaient des journées portes ouvertes pour faire admirer la ‘coulée continue’, la fabrication d’immenses pièces d’acier à feu ouvert. Cette même ‘coulée continue’ que des peintres ont rendue dans des tableaux exposés à l’Amsterdam Museum. Un beau spectacle, un enfer pour celui qui y travaille. Et pourtant…
Aux Pays-Bas, ces fermetures, entières ou partielles, se sont faites un peu plus tôt qu’en France – et dans un silence relatif, si mes souvenirs sont bons (mais il est vrai que j’étais en France à cette époque). A certaines régions, notamment minières, le gouvernement néerlandais avait promis la poule aux œufs d’or qui devait remplacer les industries anciennes. Inutile de dire que les œufs d’or n’ont jamais été pondues. D’un autre côté, la fermeture de ces industries paraissait inéluctable, tant la demande avait baissé (charbon, acier). En même temps, la production s’était déplacée vers des pays à bas salaires, à moins qu’elle ne soit devenue non rentable. Et ‘les rois de la mine et du rail’, de patrons exploiteurs et paternalistes – mais malgré tout soucieux d’un certain bien-être de ‘leur’ personnel – étaient devenus des multinationales indifférentes et toutes-puissantes.
Mais je m’égare. Ce que fait sans doute tout visiteur de cette belle exposition qui en dit tant sur l’évolution de l’Europe de ces deux derniers siècles. C’est une exposition qui montre mais qui fait aussi penser. Et découvrir. Ne serait-ce que les superbes tableaux de Breitner, un de nos meilleurs impressionnistes nationaux, le peintre (et photographe !) d’Amsterdam par excellence.
Amsterdam Museum, Kalverstraat 92/Sint Luciënsteeg 27, t.l.j. 10 h – 17 h. Jusqu’au 2 août 2015. – Textes explicatifs en néerlandais et en anglais seulement, mais les images parlent pour elles (pour la collection permanente, il y a des brochures avec explications en dix langues, dont évidemment le français).
Siècle de fer et de ce fait, siècle à Paris, des « centraliens » les ingénieurs sortis de l’École Centrale (au nombre desquels Eiffel, Edouard Vaillant, Peugeot, Berliet et aussi Boris Vian). Surprenant (et confidentiel) livre édité par les anciens élèves et la ville de Paris : »Le Paris de Centraliens, bâtisseurs et entrepreneurs », 2OO4. On y voit le Paris de la Tour Eiffel, de la gare d’Austerlitz, du Grand Palais et du du pont Alexandre III mais aussi du Nord-Sud (le Montmartre-Montparnasse devenu ligne de métro n°8). Le Paris de l’hôtel de Camondo ou, plus humble, du palais de la Femme ou de l’hôpital Tenon. Encore maintenant le Paris du trou des Halles (creuser, c’est une tâche d’ingénieur) de La Défense ou de la Géode, cette boule de métal posée parc de la Villette comme un ovni.
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