« Mokum », La ville…

Amsterdam-la-Juive – ou l’histoire entremêlée de la communauté juive et de la ville
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Une partie de l’exposition dans l’Eglise Neuve.
Photo Tomek Dersu Aaron

À l’origine, Mokum est un mot yiddish qui veut dire « ville » ou « lieu ». Amsterdam était devenu un refuge, d’abord pour les Juifs sépharades fuyant la péninsule ibérique après 1492, parfois après un séjour en France ; ensuite pour les Juifs ashkenazes venus de l’Europe de l’Est et ses pogroms. Ce sont eux qui ont apporté le yiddish à Amsterdam – à tel point que le néerlandais compte des mots innombrables empruntés à cette langue, mélange d’hébreu, d’allemand, de polonais… En tout, 450 ans d’histoire. Et cette histoire est racontée dans une grande et belle exposition dans l’Église Neuve (Nieuwe Kerk), au coeur d’Amsterdam.

Texte de Menasseh ben Israel, gravure de Rembrandt

450 ans d’histoire, et quelle histoire! Il est vrai que les Juifs ont formé jusqu’à 10 pour cent de la population de « Mokum » , dans toutes les classes sociales et – pour autant qu’elles leur étaient ouvertes – dans toutes les professions. Certains (et certaines) sont devenus célèbres, comme le philosophe Baruch Spinoza.

Ci-contre : Baruch Spinoza. Le seul portrait fait de son vivant (par Barend Graat, 1634).

Max Liebermann, Judengasse in Amsterdam, 1908. Collection Joods Museum (Musée Juif). Liebermann, peintre allemand, lui-même d’origine juive, passait tous les ans quelques mois aux Pays-Bas

Dès le 17e siècle, il y avait des Juifs (et parfois Juives) apothicaires, médecins, chirurgiens, malgré le fait que la plupart des guildes ne les acceptaient pas. Les métiers « de l’argent » leur étant ouverts, beaucoup sont devenus commerçants (petits et grands) ou banquiers. Certains sont devenus très riches, certains ont même participé à la colonisation, en particulier dans les Caraïbes, où ils possédaient des plantations ; d’autres avaient le plus grand mal à joindre les deux bouts, vivotant comme vendeurs de rue, ou comme chiffonniers, par exemple. Ce n’est pas pour rien que le marché aux puces d’Amsterdam se trouve depuis toujours dans ce qui est encore l’ancien quartier juif.

Un des « spécialismes » des Juifs pauvres était la fabrication et la vente de cornichons, d’achards et d’autres condiments au vinaigre.
Ci-dessus, des vendeurs de hareng saur, de cornichons et autres condiments.
(coll. Amsterdam Museum)

Un autre domaine où les Juifs ont joué un rôle important, c’est celui du diamant – tant quant au commerce que quant à la taille. C’était déjà le cas aux 16e et 17e siècles, quand la lutte contre la domination espagnole et le catholicisme imposé battait son plein. Des protestants et des juifs d’Anvers, occupée par les Espagnols, sont alors venus se réfugier à Amsterdam, ville libre. Parmi ces réfugiés, des spécialistes du diamant, qui venaient ainsi renforcer le secteur diamantaire d’Amsterdam. Quelques siècles plus tard, la découverte d’importants gisements de diamant en Afrique du Sud a fait prospérer encore davantage ce secteur – du moins ceux qui le dominaient, les vendeurs, les propriétaires de tailleries. Quant à la taille proprement dite, un travail très spécialisé et qui demande beaucoup de précision, elle était très mal rémunérée. Jusqu’au moment où Henri Polak a créé le syndicat des tailleurs de diamant, un des tout premiers syndicats, devenu un syndicat « de pointe », grâce auquel les conditions de travail des tailleurs de diamants se sont considérablement améliorées. Par la suite, Henri Polak a réussi à fédérer un grand nombre de syndicats, renforçant ainsi le mouvement syndical.

Autre figure importante (que les lecteurs du quotidien Het Parool – issu de la Résistance – ont élu « plus grand amsterdammer de tous les temps » ) : le médecin Samuel Sarphati (1813 – 1866). Sarphati avait compris, lors de ses visites aux malades, souvent mal logés et mal nourris, que la pauvreté, l’hygiène, l’alimentation déterminaient en grande partie l’etat de santé de la population. Dès lors, il a contribué à l’amélioration des conditions de vie des habitants de la ville, en particulier des plus pauvres. Ainsi, il a créé une entreprise de ramassage des ordures, et a oeuvré pour que le pain de qualité devienne accessible aux plus nécessiteux.

Un autre médecin – et, aux Pays-Bas, la première femme dans cette profession – Aletta Jacobs (1854 – 1929), a beaucoup oeuvré pour l’émancipation des femmes et en particulier pour qu’elles puissent maîtriser leur fertilité ; C’est Aletta Jacobs qui a introduit le pessaire – déjà ! Son portrait a été peint par Isaac Israëls (1865 – 1934), peintre aussi talentueux que fameux, tout comme son père Jozef (1824 – 1911).

Il y aurait bien d’autres noms à citer – comme Salomon Monne ») de Miranda (1875 – 1942), adjoint au maire, qui a fait construire beaucoup de logements sociaux – et qui a été assassiné par les nazis – ou bien l’écrivaine Etty Hillesum (1914 – 1943) ; bien connue en France aussi, magistralement traduite par Philippe Noble et l’un des auteurs préférés de François Mitterrand. En 2022, ses oeuvres complètes (dont Une vie bouleversée. Journal 1941-1943) ont été publiées dans la Pléiade. Nommons aussi la musicienne Frieda Belinfante (1904 – 1995), résistante et première femme chef d’orchestre ; Frederika ( « Fré » ) Cohen (1903 – 1943), graphiste, qui a créé le logo de la ville d’Amsterdam. C’est une des rares femmes dans la profession, et son oeuvre, divers et varié, fait preuve de multiples facettes. Fille d’un tailleur de diamant syndicaliste, Fré Cohen a le socialisme « dans le sang » ; elle travaille surtout pour la municipalité d’Amsterdam, les syndicats, et les organisations féministes. Quand les Nazis occupent le pouvoir en Allemagne, et que les Juifs allemands commencent à fuir leur pays, Fré Cohen les aide à s’établir à Amsterdam, qui tombera à son tour sous la coupe des Nazis en 1940. Alors, Fré Cohen est elle-même obligée de trouver un refuge ailleurs. Là, elle finit par être trahie. Elle y était préparée. Arrêtée par des policiers et des nazis néerlandais, elle met fin à ses jours en s’empoisonnant.

L’emblème d’Amsterdam tel qu’il a été dessiné par Fré Cohen.

Voilà d’ailleurs une période à laquelle l’exposition sur Mokum accorde relativement peu de place: la Seconde Guerre mondiale, l’occupation allemande et la persécution des Juifs, plus destructrice encore qu’ailleurs : des 77.000 Juifs vivant à Amsterdam, 57.000 ont été assassinés, la plupart dans les camps d’extinction, Sobibor, Treblinka, Auschwitz. L’exposition ne l’ignore pas, loin de là, pas plus qu’elle n’ignore qu’au retour des camps, les quelques survivants eurent une réception plutôt fraîche, c’est le moins qu’on puisse dire. Ceux qui s’étaient chargés de garder les possessions des déportésdes déportés se les étaient souvent appropriés, le fisc réclamait le paiement d’« arriérés » , et de la part des autorités en général, les tracasseries étaient plus fréquentes que les aides. L’exposition relate les faits, illustrés par des photos ou des objets. Sobrement, succinctement, sans y insister davantage que sur les autres périodes de cette histoire.

C’est intentionnel, dit Émile Schrijver, directeur du « Quartier culturel juif » (ensemble qui regroupe deux musées et plusieurs monuments, tous dans le même quartier) et co-commissaire de l’exposition, avec Hélène Webers, conservatrice de l’Église neuve, qui confirme ce que dit son collègue. « Nous présentons ici 450 ans d’histoire juive, et l’occupation allemande n’en couvre que cinq, si dramatiques qu’ils soient. En outre, il y a plusieurs autres endroits dans cette ville qui relatent cette sombre période. »

Eli Content, Monument pour les vivants, 1999 – 2000. Coll. Joods Museum (Musée Juif).

C’est vrai. Outre le Musée Juif (anciennement : Musée d’histoire juive), le Musée de la Résistance et plusieurs monuments, il y a depuis 2024 aussi le Musée de l’holocauste, consacré exclusivement à la Shoah – et aux histoires des victimes. Une exposition, petite mais impressionnante, qui vient de s’y ouvrir permet d’écouter (en anglais ou sous-titrés en anglais) des rescapés originaires de plusieurs pays d’Europe, et ayant échoué aux quatre coins du monde ; les chemins qu’ils ont parcouru sont parfois hallucinants; et il y en a même deux qu’il est possible d’interroger grâce à l’IA ; fascinant.

Quant à l’exposition sur Mokum, elle ne s’arrête pas dans le passé, et elle n’esquive pas les questions douloureuses, comme celle d’Israël et de Palestine, y compris la guerre récente – ou présente, selon les interprétations. Des vidéos montrent comment les pensées des amsterdamois juifs d’aujourd’hui divergent, là-dessus comme sur d’autres sujets. Et de même, on montre comment Mokum elle-même évolue…

Informations pratiques

Mokum, la biographie d’Amsterdam la juive. Jusqu’au 6 avril 2026 (lundi de Pâques). De Nieuwe kerk (l’Eglise neuve), De Dam, 1012 NL Amsterdam, tél. +31 20 6386909. Tlj 10 h – 17 h (fermé les 25 décembre et 1er janvier – mais ces jours-là, il y a des concerts d’orgue). Billets : adultes €22, jeunes (12-17 ans), étudiants €15, enfants (< 12 ans), Museumkaart, ICOM, Amsterdam City Card : gratuit. Publication : Atlas van Mokum (en néerlandais). W Books, ISBN 978 94 62587267, €37,95. Pour ceux qui comprennent le néerlandais : certains soirs, il y a des conférences intéressantes, voir nieuwekerk.nl

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English summary

Mokum, my town

450 years of jewish amsterdam

Practical information

And what a history it is! Jews made up to ten percent of the population of « Mokum, » in all social classes and – as far as they were open to them – in all professions. Rembrandt, who had many Jewish neighbours, painted several of them.

Rembrandt van Rijn, Portrait of Ephraïm Bueno, 1645. Coll. Rijksmuseum.

As early as the 17th century, there were Jewish apothecaries, doctors, surgeons, even though most guilds did not accept them. As the « money » professions were open to them, many became merchants or bankers. Some became very wealthy, some even moved over to the Dutch colonies, especially in the Caribbean, where some of them became plantation owners. Others struggled to make ends meet, surviving as street vendors, or ragpickers, for example. It’s not for nothing that Amsterdam’s flea market has always been in what is still the old Jewish quarter.

One of the « specialties » of poor Jews was the preparation of pickles, which were mostly sold on the streets. Another field in Jews played an important part, is that of diamonds – both in trade and in cutting. This was already the case in the very remote past; in the 16th and 17th centuries, during the “liberation war” of the Dutch against the Spanish, Protestants and Jews from Spanish-occupied Antwerp came to take refuge in Amsterdam, a free city. Among these refugees were diamond cutters and vendors, who came to strengthen Amsterdam’s diamond sector. A few centuries later, the discovery of large diamond deposits in South Africa made this sector prosper even more – at least the owners of the businesses. As to the cutting itself, it was very poorly paid. Until Henri Polak created the diamond cutters’ union, one of the very first – and most « cutting-edge » – unions, thanks to which the working conditions of diamond cutters improved considerably. Subsequently, Henri Polak succeeded in federating several unions, thus strengthening the trade union movement.

Another important figure (whom the readers of the daily newspaper Het Parool voted « greatest Amsterdammer of all times« ) was the doctor Samuel Sarphati (1813 – 1866).  Sarphati understood, thanks to his visits to his patients, often poorly housed and malnourished, that poverty, hygiene, and food largely determined the state of health of the population. Since then, Sarphati helped improve the city’s inhabitants’ living conditions. For instance, he organised the garbage collection and helped making quality bread accessible to the neediest. Another doctor – and, in the Netherlands, the first woman in this profession – Aletta Jacobs (1854 – 1929), worked hard for the emancipation of women and for them to be able to control their fertility; It was Aletta Jacobs who introduced the pessary – already! His portrait was painted by Isaac Israëls (1865 – 1934), a painter as talented as he was famous, just like his father Jozef (1824 – 1911).

Jozef Israëls, Mariage juif, 1903. Coll. Musée juif, prêt du Rijksmuseum

There are many other names to mention – such as Salomon (« Monne« ) de Miranda (1875 – 1942), deputy mayor, who built a lot of social housing – and who was murdered by the Nazis, like the writer Etty Hillesum (1914 – 1943), author of, among other titles, An Interrupted Life: The Diaries, 1941-1943. Let us also mention the musician Frieda Belinfante (1904 – 1995), resistance fighter and first woman conductor; Frederika (« Fré« ) Cohen (1903–1943), graphic designer, who created the logo of the city of Amsterdam. She is one of the few women in the profession, and her diverse and varied work is multifaceted. The daughter of a trade unionist diamond cutter, Fré Cohen was a “born” socialist; she worked mainly for the municipality of Amsterdam, trade unions, and feminist organizations. When the Nazis came to power in Germany, and German Jews began to flee their country, Fré Cohen helped them establish themselves in Amsterdam, which in turn was occupied by the Nazis in 1940. So, Fré Cohen herself was forced to find refuge elsewhere. There, she ended up being betrayed. She was prepared for it. Arrested by Dutch police and Nazis, she ended her life by poisoning herself.

This black period occupies relatively little space in the Mokum exhibition, though the persecution of the Jews here was even more destructive than elsewhere: of the 77,000 Jews living in Amsterdam, 57,000 were murdered, most of them in the extinction camps, Sobibor, Treblinka, Auschwitz. The exhibition does not ignore this, far from it, any more than it hides the fact that, on their return from the camps, the few survivors’ welcome was rather cool, to say the least. Neighbours and « friends » who were supposed to take care of the deportees’ possessions had often appropriated these, the tax authorities demanded the payment of « overdue » taxes, and aid was scarce. The exhibition tells it all, illustrated by photos or objects.  Soberly, succinctly, without insisting on it any more than on other periods of this long history.

This is intentional, says Émile Schrijver, director of the « Jewish Cultural Quarter » (a group of two museums and several monuments, all in the same district) and co-curator of the exhibition, with Hélène Webers, curator of the Nieuwe Kerk. « We are showing here 450 years of Jewish history, and the German occupation covers only five of them, however dramatic they were. In addition, there are several other places in this city that relate this dark period.”

True. In addition to the Jewish Museum (formerly: Museum of Jewish History), the Museum of the Resistance and several other monuments, there is now also the Holocaust Museum, which opened in 2024, and is dedicated exclusively to the Shoah – and the victims’ stories. A small but impressive exhibition that has just opened there allows you to listen (in English or with English subtitles) to survivors from several European countries, who ended up in all parts of the world. Thanks to AI, you can even ask questions to two of them; fascinating.

As to the “Mokum” exhibition, it does not stop in the past, and it does not dodge painful issues, such as that of Israel and Palestine, including the recent – or present, depending on your view – war of Israel against Gaza. Videos show today’s Jewish Amsterdammers, whose views diverge, on this and other subjects. And similarly, we are shown how Mokum itself evolves…

Erwin Olaf (who made a series of portraits of contemporary Jews), Portrait ofEllen Le Roy Lopes Cardozo – sephardic, 2013. Foundation Erwin Olaf

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Practical information

Mokum, the biographie of Jewish Amsterdam. Until 6 April 2026 (Easter Monday). De Nieuwe kerk (The New Church), De Dam, 1012 NL Amsterdam, tel. +31 20 6386909. Daily 10 h – 17 h (closed 25 December and New Years’s Day – but on these days, there are organ concerts). Tickets: adults (18 and older) €22; 12-17 years, students €15; children (< 12 years), Museum Pass, ICOM, Amsterdam City Card : free. Book: Atlas van Mokum (in Dutch). W Books, ISBN 978 94 62587267, €37,95. For those who understand Dutch : on certain evenings, there are interesting lectures, see nieuwekerk.nl

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