L’Europe, l’Afrique… et l’art…

Deux salons à Paris
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Deux salons, deux foires d’art viennent de se tenir simultanément à Paris… Où commencer ? D’abord, c’était une première autant pour le relativement modeste AKAA (Also Known As Africa ), au Carreau du Temple, que pour l’immense Art Basel Paris (successeur de la FIAC, 195 galeries représentées, 65.000 visiteurs) au Grand Palais tout rénové.

Ci-contre: Une oeuvre d’Eva Jospin à la Galleria Continua.

Art Basel Paris a fait tout en grand. Le salon au Grand Palais était accompagné de manifestations artistiques un peu partout dans Paris, du Louvre à la Place Vendôme, du Petit Palais à l’Hôtel de Sully. Et ailleurs… Bref, Paris a mis ses habits de fête, et les gardera jusqu’à fin novembre : jusque-là, la plupart des oeuvres placées en extérieur y resteront.

Textiles

Qu’est-ce qui m’a frappée ? D’abord pas mal de tapisseries, ou en tout cas des oeuvres dans lesquelles les tissus – ou d’autres matières « douces » ou « molles » jouent un rôle important. Souvent des techniques mixtes, ou des matériaux inhabituels (coquillages d’oeuf, filets de pêche, écailles de poisson…) . Et l’on vous explique que ces matériaux symbolisent tantôt la fragilité humaine, tantôt un symbole vaudou, une coutume ancestrale… Bref, une histoire peut en cacher une autre.

Ci-contre : Cure and Care (2024) de Marie-Claire Messouba Manlanbien

Artistes femmes

Ensuite, et j’imagine que ce n’est pas sans rapport avec ce qui précède, j’ai remarqué une proportion relativement importante d’oeuvres de femmes artistes, tendance que j’avais déjà remarquée lors d’autres salons (PAN Amsterdam, TEFAF) et qui semble se renforcer – à moins que ce ne soit dû à mon regard subjectif. Des « valeurs sûres » comme Paula Rego ou Marlene Dumas, ou des artistes déjà connus appartenant à la génération d’après, comme par exemple Eva Jospin (dont l’oeuvre fait partie de la collection permanente du Centre Pompidou, et qu’on retrouve toujours à la Galleria Continua), mais aussi des noms « émergeants », pour parler en termes de bourse.

Une jeune artiste qui réunit les différents aspects que je viens d’énumérer, est Marie-Claire Messouba Manlanbien, Parisienne de père ivoirien et mère guadeloupéenne. Tout un passé et toute une histoire, ou plutôt des histoires. À Art Basel Paris,  elle est représentée par la galerie Cécile Fakhoury. Quelques grandes « tapisseries » – faute d’un mot plus approprié – accrochées au mur, des couleurs vives, mais aussi du noir et blanc, et des nuances de brun ; des figures cousues sur du textile, ou sur du raphia, des morceaux de textile, des pièces de métal, des pierres précieuses, de la peau de poisson… Le mieux, c’est de juger par vous-mêmes.

Vaudou

D’un salon à l’autre, d’un continent à un autre. À l’AKAA, c’est une galériste américaine, Gail Patterson de Spiralis Gallery, qui représente avec verve et passion une artiste de Port-au-Prince (Haïti). Oui cette Haïti déchirée autant par la violence de la nature que par la violence humaine. Et au milieu de cette misère, du danger permanent, Mireille Délice (née en 1965) poursuit son rêve. Aidée par quelques autres femmes, elle brode, brode, brode ses tapisseries pleines de perles et pleines de symboles, vaudous comme chrétiens, aux titres à clin d’oeil. Prenez ce bonhomme de la tapisserie « Cimitière » ou « Bawon Samdi ». Oui, ce « baron » représente la mort, mais une mort gaie, qui danse et qui fait de la musique, et en même temps – vu ses chaussettes de couleurs différentes – on ne sait jamais trop avec lui sur quel pied danser.

Galériste Gail Patterson de Spirulis présente des « drapos » de Mireille Délice, dont « Bawon Samdi » et « Erzulie Balianne »,  tous deux de 2020. Au fond, à moitié caché, une autre représentation de la déesse Erzulie (2013).

Une autre oeuvre, « Erzulie Balianne » (2020), fait penser à un tableau byzantin ; à première vue, la symbolique chrétienne y semble prendre le pas sur le rituel vaudou… mais méfiez-vous, le nom du tableau renvoie bel et bien à une déesse vaudou, Erzulie, et en particulier à Erzulie-la-Bâillonnée, celle qui s’impose le silence, qui garde les secrets. Et toute vaudoue qu’elle soit, Erzulie-la-Bâillonnée est associée à la Vierge Immaculée…

Malgorzate Mirga-Tas, (de gauche à droite) Bibi Serina, Miguel et Kaiko Andrzeis ; portraits de ses proches.
Roma

Retour à Art Basel Paris et à l’Europe. Małgorzata Mirga-Tas (représentée par la Foksal Gallery Foundation), Roma Polonaise, la première artiste de son peuple à représenter son pays à la Biennale de Venise, en 2022, a fait elle aussi, disons des tableaux en tissu, qui évoquaient l’histoire des Roma en Pologne, à l’aide d’images de cartes de tarot. Car l’arrivée du tarot en Pologne a coïncidé, paraît-il, avec celle des Roma. Mais à Art Basel Paris, elle a exposé des tableaux fort différents. Des portraits, tout simples en apparence, mais qui avaient « quelque chose » qui a attiré mon attention. Une douceur dans le regard peut-être, une familiarité avec l’artiste. Les personnes représentées – m’a expliqué Miriam Sadowska, la galériste – sont toutes des proches de Małgorzata Mirga-Tas, une tante, un oncle, un juge défendant les droits des Roma, bref, il y avait un lien entre eux, et ça se voyait. Małgorzata Mirga-Tas est, décidément, un multitalent à suivre (elle fait des sculptures aussi). Et quelle coïncidence : ses tableaux « textiles » de la Biennale de Venise, elle les expose – avec d’autres oeuvres – en ce moment-même (et jusqu’au 16 février 2025) au Bonnefantenmuseum à Maastricht, à deux pas de Liège, de Bruxelles, ou d’Aix-la-Chapelle, par exemple.

Les trois toiles aue Malgorzate Mirga-Tas avait fait pour la Biennale de Venise (2022), ici réunies au Bonnefanten Museum de Maastricht.

Retour en Afrique, à l’AKAA, au Carreau du Temple, plus précisément au stand de la galerie Bonne espérance. Un collectif, le Keiskamma Art Project, fondé en 2002 par une femme, Carol Hofmeyr, à la fois artiste et médecin, pour aider les femmes de la commune de Hamburg (Cap oriental) en Afrique du Sud. C’est l’époque où le Sida sévit dans ces communautés, trop pauvres pour acquérir les médicaments appropriés – alors que ceux au pouvoir en Afrique australe nient la réalité médicale. Carol Hofmeyr s’est battue pour que cette réalité soit reconnue, et pour que les médicaments deviennent disponibles et accessibles aux Africains; et en même temps, elle invite des artistes brodeurs anglais pour enseigner la technique aux femmes de sa commune. C’est ainsi que le Keiskamma Art Project voit le jour. En collaboration avec divers artistes d’Afrique australe (c’est-à l’Afrique du Sud, Lesotho, Swaziland, Botswana et Namibia), ces brodeuses créent des oeuvres d’art qui seront bientôt exposées dans le monde entier. Les thèmes varient, comme les tailles de ces oeuvres ; il y en a même une de 120 mètres de long, inspiré de la tapisserie de Bayeux et exposée au parlement d’Afrique du Sud.


Les Parisiens ont de la chance : les oeuvres montrées à AKAA le sont de nouveau, à la galerie Bonne Espérance.

Deuil

Toujours des tissus, mais cette fois-ci travaillé non par des femmes, mais par un homme, Ayogu Kingsley (galerie TAAH, ou The African Arts Hub), pour sa série « Intimacy of Memory: A Journey through Grief » (Intimité de la mémoire : un voyage à travers le chagrin), inspiré par « Notes sur le chagrin » de Chimamanda Ngozi Adichie, qu’elle a écrit après la mort de son père (extrait sonore).


Ci-contre : Ayogu Kingsley, The Man Died, 2024 ; TAAH

C’est à la mort de son frère que réagit Kingsley, lui. Peintre, il abandonne la peinture pour des matières flexibles : le filet de pêche et l’eponge de bain, qui pour lui symbolisent l’être humain, frêle en apparence, fort résistant en réalité. Les couleurs et les forment changent à mesure que son deuil progresse, se transforme, le fait se confronter à lui-même aussi. Ce qui rend l’exposition de ses oeuvres doublement intéressante, c’est que les visiteurs ont réagi, et qu’ils ont noté ces réactions, affichées au stand de la galerie, et aussi en ligne.

Le stand de TAAH, avec les oeuvres d’Ayogu Kingsley représentant les différents stades de son deuil. Les tissus paraissent fragiles, mais sont en fait très solides, comme l’être humain en fin de compte.

Le stand de TAAH faisait face à celui de Duende, galerie d’Anvers qui présente, entre autres, un artiste pour qui la matière fait aussi figure de symbole. C’est Mohammed Arrhioui (né en 1995 au Maroc) qui vit et travaille à Casablanca. Lui, il utilise comme support des coquilles d’oeuf – symbole de la fragilité du corps humain. Encore quelqu’un à suivre.

Ci-contre : Mohammed Arrhioui – Condition 11, 2024. Galerie Duende, Anvers.

Lièvres et pommes

À suivre également : Shao Fan (né en 1964), peintre chinois représenté à Art Basel Paris par Vitamin Creative Space. Né à Pékin dans une famille d’artistes renommés, c’est par ses parents qu’il a été formé. Il a été longtemps fasciné par des animaux (en particulier le lièvre et le lapin – comme dans la grande exposition au Noordbrabants Museum en 2020), mais à Art Basel Paris c’étaient plutôt des végétaux que Shao Fan a représentés, en particulier des pommes à différents stades de leur consommation. Mais plus que le sujet, c’est la façon de les traiter qui m’a fascinée. Shao Fan travaille beaucoup à l’encre – sur des supports différents : le papier de riz, mais aussi la toile, par exemple. Ainsi, il fabrique un monde comme vu à travers un brouillard, ou une vitre dépolie, ou dans un rêve…

Cependant, Shao Fan a aussi un côté très différent, un côté « dur », au sens propre du texte : il crée aussi des meubles, dont le petit siège ci-contre. Les sièges de Shao Fan font partie de grandes collections, comme celle du Metropolitan Museum à New York.

Stand de Perve Galeria à AKAA

Ce n’est pas tant la technique qui retient l’attention chez ces peintres des anciennes colonies portugaises, représentés à AKAA par la Perve Galeria de Lisbonne. Ce sont les sujets – politiques, révolutionnaires – et les personnalités des peintres. Plusieurs d’entre eux ont déjà commencé à travailler pendant l’époque coloniale. Rien d’étonnant à ce qu’ils aient mené de pair leur travail d’artiste et leur lutte anticoloniale, avec tous les dangers que cela comportait. Prenez le Mozambicain Ernesto Shikhani (1932-2010), ou bien Manuel Figueira (1938-2023) du Cap-Vert. C’est un peu la chance, le hasard d’une rencontre, qui leur a permis de suivre une formation artistique – laquelle, à l’époque, n’était guère accessible aux colonisés. Un tableau de Shikhani, exposé en Angola, a failli le faire emprisonner ; il n’a été sauvé que par le fait que le régime de Salazar était en train de s’écrouler.

Quant aux tableaux, ils ont une force indubitable. Révolutionnaires ? Si l’on veut. Ils sont surtout fascinants, me font penser un peu au groupe Cobra. Jugez par vous-mêmes.

Divers autres artistes m’ont plu… Mais l’espace manque. Voici en tout cas quelques-unes de leurs oeuvres. Et j’aurai certainement l’occasion d’y revenir.

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English summary

From one continent to another…

Two art fairs in Paris
Art Basel Paris 2024 in the renovated Grand Palais, Overview. Photo Art Basel Paris

Two art fairs, two worlds. Both new, though Art Basel Paris is more or less the continuation of FIAC. It was held in the recently renovated Grand Palais and yes, grand it was, all but overwhelming. There were the big galleries with big names (like Landau, Vallois, Galleria Continua, to name only those… ) and big artists (Picasso, Miró, Jawlensky, and many others… ). There were also small ones, showing only works by one artist (Cécile Fakhoury with Marie-Claire Messouba Manlanbien, or Vitamin Creative Space with Shao Fan).

There was so much to see I could easily have spent there two or three days… and I probably missed a lot, even more so as there were all sorts of manifestations elsewhere in Paris – in the Petit Palais, just across the avenue, but also, for instance, in the Palais Royal gardens or on the Place Vendôme, not so close.

Women

Another part of Paris, another world: AKAA (Also Known As Africa) in the ancient market hall Carreau du Temple. Much smaller, and hence much easier to apprehend, in a way.

In both fairs, I noted two tendencies. First, more and more women artists are represented, a tendency already shown in earlier art fairs or exhibitions. The other one – and they may be related – is the relatively frequent choice of « soft » material, like textile (or – for threedimensial works – cardboard, Eva Jospin‘s material of choice). I wouldn’t necessarily call « soft » artworks « tapestries », because sometimes they are and sometimes they aren’t.

There is (ABP) Małgorzata Mirga-Tas (Foksal Gallery Foundation), who, in view of the show, made a few portraits of her relatives and friends, which are « classic » paintings (oil on canvas). But Małgorzata Mirga – although she is also a sculptor – is particularly known for her, let’s say, « textile art works« . She represented her country, Poland, at the 2022 Venice Biennale, and these art works are on show right now in the Bonnefanten Museum in Maastricht (at the very South end of the Netherlands – closer to Brussels, Luxemburg or Aachen than to, for instance, Amsterdam).

Haiti

There is (AKAA) Mireille Delice from Haiti, passionately represented by Gail Patterson and her Spiralis Gallery, who came all the way to Paris from the United States. Delice tells her country’s tales and beliefs in textile pictures embroidered with pearls and beads, handmade by a group of women. There is a similar group of embroiderers in South-Africa, although their work – in collaboration with a group of artists – is quite different. This is the fascinating Keiskamma Art Project, represented at AKAA (and in Paris) by Gallery Bonne espérance.

And there is also a male artist working with textile materials: Ayogu Kingsley (gallery TAAH, ou The African Arts Hub). Inspired by Chimamanda Ngozi Adichie’s Notes on Grief, and working with strong materials (like fish nets) that appear frail, he transforms his grief about his brother’s death into multi-colored, ever changing panels of transparent fabric.

Ayogu Kingsley‘s work at TAAH‘s booth at AKAA
Mohammed Arrhioui – Condition 14 2024 ; Galery Duende; AKAA

Particular materials are used by other artists, like Mohammed Arrhioui (represented at AKAA by the Belgian gallery Duende), who works with egg shells, symbolizing the fragility of the human body. Or Shao Fan, a Chinese painter and designer (Vitamin Creative Space, ABP), who paints animals (hares, rabbits) or fruit (apples) with (among other techniques) ink on rice paper or canvas, which produces a kind of blur, somewhat similar to the effect of tempura, and procuring a dreamlike quality to the painting. Very interesting.

Shao Fan at Vitamin Creative Art

It was not the material which drew my attention in the paintings of the Mozambican painter Ernesto Shikhani (1932-2010), or that of his colleague Manuel Figueira (1938-2023) from Cape Verde. It was the power these paintings conveyed. Born and raised in colonial times, having their talent discovered – and developed – by mere chance, these men were revolutionaries as much as artists. They might have ended in prison (and, again, because of their paintings as much as their struggle against colonialism), had not Salazar’s dictatorial regime collapsed. Yes, their paintings are political in a way, but it is art in the first place, without any doubt. Both were represented at AKAA by Perve Gallery from Lisbon, as were also two powerful women artists, Teresa Roza d’Oliveira and Renata Sadimba, both from Mozambique.

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