L’oreille de Vincent et le Dr Félix Rey

Paul Gauguin (1848 - 1903), « Vincent van Gogh peignant des tournesols 1888, Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Stichting).
Paul Gauguin (1848 – 1903), « Vincent van Gogh peignant des tournesols 1888, Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Stichting).

C’est un soir de décembre 1888 que le peintre Vincent van Gogh, alors âgé de 35 ans, a pris un rasoir et s’est coupé l’oreille gauche. Toute l’oreille, sauf un bout de lobe. Aspect lugubre : dans son délire, Van Gogh a été porté cette oreille coupée au bordel qu’il fréquentait, en disant : « Gardez cet objet précieusement. » Pas étonnant que la fille qui a réceptionné « la chose » se soit trouvée mal.

article de journalQuand il a repris ses sens, à l’hôpital d’Arles où son ami Paul Gauguin l’avait conduit après l’avoir trouvé le lendemain, il ne s’est souvenu de rien.
Ce que l’on sait, c’est que lorsque Vincent a commis son acte, il venait de se disputer avec Gauguin, qui était descendu à Arles pour travailler avec lui. L’alcool, une fois de plus, coulait à flots et la dispute devenait violente. A tel point que Gauguin, effrayé, a quitté la Maison jaune où il habitait avec son ami, pour se réfugier à l’hôtel. Le lendemain, il devait reprendre le train de Paris – on ignore si c’était à la suite de cet incident, ou si Gauguin devait repartir de toute façon. C’est en allant chercher ses affaires chez Vincent qu’il a trouvé son ami, tout ensanglanté et ayant perdu conscience. En retournant à la Maison Jaune, Gauguin s’est fait arrêter, la police ayant entretemps été avertie de l’acte du « sujet hollandais ».

Pendant longtemps, au sujet de cette fameuse oreille, les opinions divergeaient et les spéculations allaient bon train. Les uns disaient qu’il s’agissait de l’oreille gauche, d’autres affirmaient que c’était l’oreille droite ; certains étaient sûrs que Vincent n’avait coupé que le lobe, ou en tout cas un petit bout de l’oreille, d’autres prétendaient que toute l’oreille avait été coupée. Ces spéculations persistaient après la publication d’un dessin fait par le Dr Félix Rey, le médecin qui a soigné Vincent à l’hôpital d’Arles et qui était donc aux premières loges. Le dessin a paru dans les années trente, dans une biographie romancée du peintre, écrite par l’écrivain américain Irving Stone. C’est d’ailleurs à Stone que le Dr Rey avait adressé la lettre contenant le fameux dessin, à la demande de l’auteur. N’empêche que pendant des décennies, l’original de ce document est restée introuvable, jusqu’à ce que Bernadette Murphy, chercheuse indépendante, ne l’ait découvert et lui ait consacré un livre à son tour. C’est actuellement une des pièces maîtresses de l’exposition, accroché à côté du portrait que Van Gogh a peint du Dr Rey.

 

La note et le dessin du Dr Rey.
La note et le dessin du Dr Rey.

Le dessin du Dr Rey tranche – sans jeu de mots – la question. Vincent van Gogh s’était bel et bien amputé de l’oreille gauche tout entière, à l’exception d’un bout de lobe. Et ce dessin – et une photo d’un autre patient atteint de ce qui, outre-Atlantique, s’appelle maintenant « le syndrome de Vincent » – explique aussi pourquoi même certains proches du peintre ont cru voir que l’oreille n’a pas toute disparue. Ce que l’on voit c’est le bord et l’intérieur du pavillon (tragus), que de toute évidence, il est impossible de couper (certainement avec un rasoir…) et cela ne fait pas l’effet d’une oreille complètement absente, juste mutilée. Pour ce qui est de la confusion entre l’oreille gauche et droite, la solution est simple. Van Gogh, dans ses autoportraits à l’oreille bandée, s’est peint tel qu’il se voyait dans la glace – et dans ce reflet, évidemment, la gauche est à droite et vice versa.
Dans le petit mot accompagnant le dessin, le Dr Rey écrit à Irving Stone : « Je suis heureux de pouvoir vous donner les renseignements que vous m’avez demandés concernant mon malheureux ami Van Gogh. J’ose espérer que vous ne manquerez pas de glorifier comme il le mérite, le génie de ce peintre remarquable. »
Ce n’est pas toujours que le Dr Rey a vu Van Gogh comme un génie, loin de là. Quand le peintre, pour montrer sa reconnaissance, a peint le portrait du docteur, celui-ci a détesté le résultat. A tel point qu’il l’a caché pendant plusieurs années, avant de le vendre en 1901. Ensuite, le tableau s’est revendu à prix d’or et a abouti au Musée Pouchkine à Moscou. Le bon docteur a dû avoir quelque regret, car l’on raconte qu’il avait accroché une petite reproduction dans son cabinet…

Vincent van Gogh: Portrait du Dr Félix Rey, janvier 1889.
Vincent van Gogh: Portrait du Dr Félix Rey, janvier 1889.