« Quelle est la Saint-Matthieu que vous allez écouter cette année? »
C’est une question tout à fait normale pour les mélomanes néerlandais. A moins qu’ils ne demandent: « Vous chantez/jouez la Passion ? » Etant bien entendu que « la » Passion ne peut être que celle selon Saint-Matthieu.
Tous les ans, l’équivalent de France Musique, NPO-Radio4, fait un « top 300 » des pièces de musique classique, d’après les votes de ses auditeurs. Depuis plusieurs années, c’est l’ « Erbarme dich » qui vient en tête. Mais cette année, la station a fait voter pour la première fois ses auditeurs sur ses passages préférés de la Saint-Matthieu. Et dans le « top 6 », l’ « Erbarme dich » vient en troisième, la première place étant échue à la chorale finale, « Wir setzen uns mit Tränen nieder ». Je n’ai pas voté. Je ne saurais choisir…
Une de mes amies, la violoniste (retraitée) Myra Smith, américaine de naissance, venue aux Pays-Bas pour suivre les cours du légendaire Oscar Back et restée depuis, pense l’avoir joué 22 fois, une année. Dans l’ensemble de sa carrière, cela fait bien plus d’une centaine. C’est spécifique à ce pays : « Aux Etats-Unis, j’ai dû jouer une fois une heure de cette passion, c’est tout. Ce qu’on jouait, nous, c’était Le Messie, Händel. Pas tellement Bach et certainement pas la passion selon Saint-Matthieu. »
Aux Pays-Bas, c’est Willem Mengelberg qui, le premier, a réintroduit « la » Passion, au début du XXe siècle. En 1921, on a vu la naissance de l’Association Bach à Naarden, une petite ville fortifiée à une vingtaine kilomètres au sud-est d’Amsterdam. Depuis, d’autres associations ont suivi, un peu partout, et autant de Passions – surtout selon Saint-Matthieu. Certes, on donne aussi la Passion selon Saint-Jean (René Jacobs vient d’enregistrer une nouvelle version, de toute beauté), mais bien moins souvent, bien qu’elle soit plus courte, plus « digeste » que sa grande soeur selon Saint-Matthieu.
L’Association Bach néerlandaise, établie à Naarden – sous l’égide de musiciens comme Gustav Leonhardt ou Nikolaus Harnoncourt s’est attachée très vite à rechercher la version « authentique » des oeuvres. Ce fut d’ailleurs un courant important, depuis les années soixante-dix du siècle dernier: des gens comme Frans Brüggen, Reinbert de Leeuw, Ton Koopman, Jos van Immerseel, René Jacobs, et, au Japon, Masaaki Suzuki et son Bach Collegium Japan, ont beaucoup contribué au renouveau de la musique ancienne par le retour aux sources. Tous les ans, le vendredi saint, « la » Passion où se rend le tout Pays-Bas, se donne dans la Grande Eglise de Naarden.
Mais elle est loin, loin, loin d’être la seule. Du nord au sud du pays, partout, professionnels et amateurs « font » la Passion selon Saint-Matthieu tous les ans. Jusque dans les plus petits villages.

A présent, c’est Jos van Veldhoven qui est le directeur artistique – et le chef d’orchestre principal – de l’Association Bach. Il y a une dizaine d’années, il me disait: « Chez Bach, on trouve l’équilibre parfait entre l’émotionnel et le rationnel. » Déjà à l’époque, il pensait avoir dirigé « La » Passion une centaine de fois, « mais on ne s’en lasse jamais ».
La façon de jouer Bach en général, et les Passions en particulier, a beaucoup changé au cours des années. « Autrefois, c’était de l’opéra », Myra Smith se souvient-elle. « Et c’était superlent. On tremblait, parce que dehors l’orage se déchaîne. Et quand Ponce Pilate demande : « Qui dois-je libérer », le peuple tonne : « Barr – rra – bas ! » Extraordinaire. »
Le tempo est bien plus rapide maintenant. Les choeurs ont diminué de beaucoup. Les instruments, souvent, sont anciens. Jos van Veldhoven a même dirigé des versions où les solistes chantaient aussi les chorales. Huit chanteurs en tout et pour tout – et pourtant, c’était beau.
Mais Bach supporte toutes les versions, même celles avec un texte traduit en néerlandais. Bien sûr, nous sommes habitués (aux Pays-Bas tout au moins) à entendre l’original, l’allemand. Mais une autre langue est acceptable.
Une de mes favorites est celle de Nikolaus Harnoncourt, dirigeant le Concertgebouworkest. Mais celle de Ton Koopman est très belle aussi, comme celle de René Jacobs ou de Philippe Herreweghe. Et à présent, il y a donc Reinbert de Leeuw. Tout le monde s’est étonné, lui qui dirige habituellement « son » ensemble Asko|Schönberg spécialisé dans la musique contemporaine. « En fait, je porte la Passion selon Saint-Matthieu avec moi depuis toujours, » a-t-il expliqué. « J’en connais chaque note, chaque parole. »
Je l’ai écoutée à la radio, sa version. J’étais étonnée. D’abord, elle était lente. Et pas si « dénuée » qu’on pouvait s’y attendre. Mais surtout, elle était limpide. Du cristal. On entendait chaque parole, chaque note, effectivement. J’étais collée au poste. Quelle beauté…