Les maîtres hollandais en leur royaume

Irina Sokolova inspectant la « Flore » de Rembrandt après son arrivée à Amsterdam.

Amsterdam vit sous le signe du XVIIe siècle ‑ enfin, sous celui des grands peintres, des maîtres de ce siècle d’or. Voyez un peu : à l’Hermitage, les maîtres venus de leur musée frère (ou père?) de St Pétersbourg, pour la première fois pour nombre d’entre eux ; 63 œuvres maîtresses, dont six Rembrandt ; à l’Amsterdam Museum et à la Maison de Rembrandt, des expositions jumelées de ceux qui furent sans doute les meilleurs élèves de Rembrandt (1606‑1669), Govert Flinck (1615‑1660) et Ferdinand Bol ,(1616‑1680), jadis au sommet de la gloire, aujourd’hui surtout connus pour les rues qui portent leurs noms (voir la vidéo ci-dessous). A tort, comme on pourra le voir, non seulement dans ces deux expositions temporaires, mais à deux endroits supplémentaires : au Palais Royal, construit au XVIIe siècle comme Hôtel de Ville, où leurs œuvres ornent certaines salles depuis le début ; et au musée Van Loon, ancien hôtel particulier qui fut la demeure de Bol et qui contenait sa considérable collection de tableaux. Bref, si vous aimez la peinture de ce siècle d’or (et qui ne l’aime pas, franchement ?) vous pourrez vous en donner à cœur joie.

Qui étaient Govert Flinck et Ferdinand Bol ? D’abord ils étaient des élèves du plus grand d’entre tous, Rembrandt van Rijn. Mais ils sont devenus bien davantage. Les deux expositions Bol‑Flinck sont suffisamment proches l’une de l’autre pour voir les deux en une après-midi ou matinée ; elles ne sont séparées que par une petite promenade agréable au cœur de la ville (et si vous avez besoin de reprendre des forces, l’Amsterdam Museum a un excellent café-restaurant, Museumcafé Mokum). Si après cela, vous voulez connaître encore plus ces deux maîtres, et s’il vous reste du temps et de l’énergie, vous pourrez toujours continuer votre périple, au Palais Royal et au Museum Van Loon.

Commencez par la Maison de Rembrandt, c’est dans la logique des choses. Car c’est là, dans l’atelier du maître incontesté, que tant d’autres maîtres du XVIIe siècle ont fait leurs premiers pas. Certains d’entre eux sont représentés à l’Hermitage ‑ outre Flinck et Bol, on peut nommer Gerard Dou, Arent de Gelder, Pieter de Hooch. L’un comme l’autre avait déjà fait son apprentissage dans la ville où il avait grandi, Leeuwarden-la-Frisonne* pour Flinck, Dordrecht pour Bol.

Govert Flinck (1615‑1660) est arrivé le premier, de Leeuwarden où, né à Clèves, il avait grandi et où il avait déjà fait son apprentissage de peintre. Rembrandt, jeune à l’époque, dirigeait encore l’atelier du marchand de tableaux Uylenburgh, l’oncle de sa future femme Saskia.

Govert Flinck, Cupido endormi, 1639, coll. privée (AM)

Flinck devait faire des progrès rapides, car au bout d’un an, l’élève a pris les rênes chez Uylenburgh quand Rembrandt s’est installé à son compte, dans la maison devenu le musée Maison de Rembrandt. C’est là que Ferdinand Bol a fait son entrée comme apprenti. Lui aussi avait déjà eu une première formation de peintre dans sa ville natale, Dordrecht*. Bol aussi apprend vite, et au début il apprend surtout à s’approprier le style de Rembrandt ‑ au point que, pendant longtemps, certaines toiles de l’élève ont été pris pour ceux du maître. Flinck, par contraste, s’exprime rapidement au moyen de plusieurs styles différents. Un vrai caméléon, celui-là.

Rien que pour cela, il est intéressant de comparer les deux peintres, exposés côte à côte tant à la Maison de Rembrandt qu’à l’Amsterdam Museum. Parfois, on les distingue bien, parfois leur style est si semblable qu’il faut vérifier les noms sur les étiquettes (heureusement de couleur différente) pour savoir quelle œuvre est de qui. Plus tard dans sa carrière, Bol se détachera du style rembrandtesque à grands coups de pinceaux et aux célèbres clairs-obscurs, et adoptera une peinture plus lisse (plus à la mode) et, comme Flinck, des sujets surtout historiques, très demandés dans la seconde moitié du XVIIe siècle.

Bol, Le sacrifice de Gidéon, 1640, Utrecht, Catharijneconvent (MdR)

A la différence de Rembrandt, qui se fichait de la mode et avait autour de lui un petit groupe de collectionneurs fidèles (ce qui ne l’empêchait pas de faire faillite et d’être obligé de déménager). Bol comme Flinck, une fois leur réputation faite, travaillaient surtout pour les grands de ce monde et recevaient des sommes considérables pour leur tableaux. A tel point que Ferdinand Bol a pu cesser de peindre en 1669, à l’âge de 53 ans, pour vivre de ses rentes jusqu’à la fin de ses jours en 1680. Flinck, lui, est mort subitement à 45 ans et n’a donc jamais pu jouir d’une retraite.

Dans un domaine, Ferdinand Bol est toujours resté proche de l’œuvre (et vraisemblablement de la personne) de Rembrandt : celui de la gravure. Comme son maître, Bol a une œuvre gravée considérable, et il est assez probable qu’il les imprimait dans l’atelier de Rembrandt. Plusieurs indications (dont le papier utilisé) vont dans ce sens-là. De même, l’inventaire dressé lors de la faillite de Rembrandt montre qu’il possédait un certain nombre de gravures de Bol. Encore une indication qu’ils étaient restés en contact. Pour les voir ensemble ‑ avec bien d’autres peintres de ce même siècle, rendez-vous à l’Hermitage.

D’un Hermitage à l’autre

Jeune fille à la boucle d’oreille. Rembrandt van Rijn, 1638.

S’il est un endroit qui convient à l’exposition de cette sélection de « Maîtres hollandais de l’Hermitage », c’est… l’Hermitage d’Amsterdam. Non seulement parce que c’est une dépendance de l’Hermitage de Saint-Pétersbourg. Non, la principale raison peut-être est que le bâtiment date de la même époque que l’Hermitage/Ermitage de Saint-Pétersbourg ainsi qu’une bonne partie des tableaux ‑ même s’il a été construit dans un but totalement différent : celui d’héberger de vieilles femmes indigentes, de confession baptiste. C’était une maison de retraite, en somme. Et cela, il l’est resté pendant plus de trois siècles.

Quand la maison de retraite a fermé ses portes et que le bâtiment a été transformé en musée et, qui plus est, en dépendance de l’Hermitage, les autres musées de la ville regardaient d’un œil méfiant ce nouveau venu, ce concurrent ‑ d’autant plus que le Rijksmuseum était en pleine rénovation et ne devait pas rouvrir avant plusieurs années. Alors, pour ne pas effaroucher les collègues, l’Hermitage a promis de ne pas « importer » de maîtres hollandais ‑ dont l’Hermitage de Saint-Pétersbourg possède une collection impressionnante, la plus grande dans le monde hors les Pays-Bas. 

Huit années plus tard, l’Hermitage-sur-Amstel a fait ses preuves, le Rijksmuseum a rouvert ses portes (et comment) et les temps ne sont plus à la concurrence mais à la coopération. Aujourd’hui donc, on les montre à Amsterdam, ces tableaux qui, pour beaucoup, avaient quitté leur pays d’origine il y a quelque quatre siècles pour ne jamais y revenir… et maintenant il arrive qu’ils se trouvent côte à côte avec leurs « frères » restés à Amsterdam et exposés habituellement au Rijksmuseum.

Autant dire que, à plus d’un titre, ce sont des retrouvailles émouvantes, après tous ces siècles passés en Russie… Car beaucoup de peintures y sont déjà parties au cours du XVIIIe siècle, les plus grands collectionneurs étant le tsar Pierre le Grand (qui avait fait un long séjour aux Pays-Bas, pour apprendre de cette jeune république comment transformer le vieil empire dont il avait hérité), et surtout celle qui, un demi-siècle plus tard, a occupé le trône de Russie pendant plus de trente ans, l’impératrice Catherine la Grande, qui faisait venir les tableaux par cargaisons entières et qui, elle, a fait construire l’Hermitage dans le seul but d’héberger sa collection d’art.

Plus tard, au XIXe siècle, son petit-fils, le tsar Nicolas Ier, agrandira l’Hermitage et l’ouvrira au public, pour en faire le premier musée du monde. En même temps, de nouveaux liens se sont tissés entre la Russie et la Hollande (devenu entretemps Royaume des Pays-Bas) par le mariage d’Anna Pavlovna, fille du tsar Paul Ier, sœur de Nicolas et petite-fille de la grande Catherine, avec le prince héritier de la couronne néerlandaise, Willem, qui régnera plus tard comme Willem II d’Orange. Eh oui, la famille royale des Pays-Bas descend en partie des Romanov et c’est peut-être d’eux ‑ en tout cas d’Anna ‑ que l’ancienne reine Beatrix tient ses talents artistiques (elle fait de la sculpture en bon amateur). Anna, elle, faisait « des dessins et des peintures dont la qualité dépassait de loin les œuvres d’amateur de ses frères et sœurs », écrit Irina Sokolova, commissaire de l’exposition. C’est elle, « la » Sokolova, archi-prêtresse de la peinture hollandaise à Saint-Petersbourg, qui en définitive a fait la sélection des œuvres à temporairement quitter « son » Hermitage pour séjourner quelque temps à Amsterdam.

Rembrandt van Rijn, Flore. 1634.

Le résultat est éblouissant. Je cite, au gré de ma mémoire , la « Flore »de Rembrandt (pour laquelle posa sa jeune femme Saskia), d’une fraicheur et d’une tendresse immenses, ainsi que ses émouvants portraits de vieillards, et celle, ouvrant l’exposition, de la « Jeune femme à la boucle d’oreille », un petit tableau peint lui aussi avec une grande tendresse.

Il y a aussi, par exemple, « Le concert »de Dirck van Baburen, où il se passe aussi des tas de choses non musicales, et ‑ dans le même domaine ‑ l’une des rares œuvres qui nous sont parvenues de Herman van Aldewereld, la charmante « Leçon de musique », où l’on croit entendre les chanteurs et les voir battre le rythme. Il y a « La prophétesse Anna enseignant à une enfant » de Willem Drost, où l’on lit à la fois la tendresse d’Anna et, de la part de la petite fille, à la fois son émerveillement à découvrir le monde de la lecture, et sa totale confiance en la vieille femme, son abandon même.

G. Dou, Soldat au bain. 1660-1665.

Il y a trois petits Gerard Dou, deux hommes et une femme, qui semblent composer un curieux ménage à trois… Ils ont beau être de taille modeste, ces tableaux, il est difficile de s’en arracher, tant ils intriguent. La conservatrice du musée d’Amsterdam a été autorisée par son homologue russe de changer l’ordre des tableaux, faisant ainsi ressortir toute l’ambiguïté de l’ensemble.

 

 

Gerard Ter Borch, Le verre de citronnade. 1663-64.

Je nommerai encore « Le verre de citronnade » de Gerard Ter Borgh (remarquez les regards et les gestes), « La punition du chasseur » de Paulus Potter, avertissement destinée au stadhouder Willem de l’époque, déguisée en allégorie, un tableau qui a dû en impressionner plus d’un : il a été recopié nombre de fois, sur les vases, sur d’autres objets… L’histoire ne dit pas si le destinataire a compris l’allusion, d’ailleurs.

Voilà ce que je vous en dirai. Jugez par vous-même. Essayez d’y aller, vous avez le temps, l’exposition dure jusqu’au 27 mai 2018 (mais le temps passe plus vite que vous croyez). Cherchez un horaire où il n’y a pas trop de monde (tôt le matin ou tard l’après-midi). Mais après, il faudra faire le voyage de Saint-Pétersbourg pour voir ces mêmes tableaux… et ils ne seront pas aussi bien accrochés qu’ici. Car si le choix des œuvres est remarquable, leur agencement l’est tout autant : discret, mais superbe.

Renseignements pratiques

Les expositions Govert Flinck et Ferdinand Bol durent jusqu’au 18 février 2018, celle des Maîtres hollandais jusqu’au 27 mai 2018. Tickets et accès: pour Bol et Flinck, vous pouvez achter un billet combiné, soit au musée Rembrandthuis (Maison de Rembrandt), soit à l’Amsterdam Museum. Pour les Maîtres hollandais à l’Hermitage, cliquer ici.

 

*Dordrecht était une vrai pépinière de peintres à travers les siècles ; pensez à Albert Cuyp, Paulus Potter ou ‑ bien connu en France ‑ Ary Scheffer, dont l’atelier est aujourd’hui le siège du Musée de la vie romantique à Paris.

2 commentaires

  1. Quel énorme texte, riche et chatoyant, pour d’énormes événements artistiques. Après l’avoir lu, on est à deux doigts de se précipiter pour réserver au plus vite, même au coeur de l’hiver.
    Et la photo de « la » Sokolova en action est tout bonnement un chef d’oeuvre, elle aussi!

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